Transport solitaire

Stéphane Barthe
4 min readMar 16, 2018

Voici un garçon qui, pour aller au collège, prenait le RER la peur au ventre. Un garçon de douze ans qui en paraissait dix. Une bouille enfantine plongée dans des livres dont ses petits camarades n’avaient jamais entendu parler, tant la découverte de certains ouvrages tient de la rencontre amoureuse : un peu plus tôt, un peu plus tard, et les Chroniques martiennes n’auraient jamais ensemencé de leur poésie particulière les rêveries de l’enfant qui faisait bien plus jeune que son âge ; mais les nouvelles les plus flippantes de Bradbury étaient loin de lui nouer l’estomac comme pouvait le faire la perspective de reprendre le RER, ce train bleu et blanc qui, le lendemain matin, l’emmènerait à Nation, terminus, non pas de son trajet, mais d’une épreuve qui, parfois reconduite d’une semaine à l’autre, était à l’image de ces cauchemars récurrents que la fièvre ressuscite. Même lieu. Même ambiance. Mêmes gestes subis. Et l’angoisse qui fait son trou, inexorablement. Jusqu’au réveil. Jusqu’à la sortie en trombe du RER, cartable sur le dos, un poids bien lourd pour un enfant si frêle, mais aurait-il pesé le triple que le collégien eût trouvé l’énergie, la fameuse énergie du désespoir, de fuir la main de l’homme posée sur son sexe, main-araignée descendue dans la forêt inextricable des grands corps, ces corps adultes tassés les uns contre les autres, leurs propres mains pour la plupart inoffensives pendant, inertes, le long des cuisses, ou maintenues malaisément à hauteur de poitrine avec un livre, un journal, un magazine sous des yeux englués de sommeil, ou bien cramponnées parmi vingt autres à la barre la plus proche, gymnastique aléatoire et moite des premières heures de pointe. La main-ventouse restait là, sans bouger, et malgré sa totale innocence, malgré la catastrophique candeur de ses douze ans, l’enfant savait d’instinct, dans chaque fibre de son corps à la merci, ce corps tétanisé que surplombait, immense, un autre corps dont la main gauche était posée beaucoup trop bas, que cela, cette possession muette entre deux stations, ne devait pas être. Et pourtant cela fut. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et sans doute bien davantage. Six minutes comme une éternité, tête vide, cœur en chamade, dans la jungle irrespirable des grands corps.

Longtemps, dans chaque homme de haute taille aperçu dans la rue, l’enfant croyait le reconnaître. Tout inconnu portant cheveux courts et grosses lunettes était, jusqu’à une certaine distance, susceptible d’être lui, et le cœur de l’enfant n’était plus, alors, qu’un grand bond dans sa poitrine. L’illusion mettait de longues minutes à se dissiper. Jusqu’à la prochaine poussée d’angoisse. Cheveux courts. Grosses lunettes. Plus d’un mètre quatre-vingts. L’enfant croyait le voir à chaque coin de rue. Panique était son ombre.

En parler autour de lui était impossible, et à ses parents moins qu’à quiconque. Qu’eût-il raconté, d’ailleurs, s’il avait pu ? La main ? La sidération ? Pour cela il eût fallu ne pas avoir honte. La honte qui claquemure tout ensemble main et sidération dans cet entresol de la mémoire où nul ne peut s’aventurer. La honte qui tait ce qui fut, même trente ans après le dernier voyage souffle coupé, longtemps après que certains hommes aperçus dans la rue, cheveux courts, grosses lunettes, plus d’un mètre quatre-vingts, ont cessé de l’affoler.

La honte. Voilà ce qui subsiste après tant d’années. La honte d’avoir été choisi, un parmi d’autres, un parmi des milliers. Et de n’avoir rien fait. D’avoir subi. D’avoir consenti à ce dont ses livres ne parlaient pas, même ceux pleins d’histoires chair de poule, le drap soudain tiré lumière éteinte pour ne pas voir ce qui pouvait surgir dans la pénombre de la chambre, des histoires qui n’irriguaient pas méchamment ses songes à la façon d’une main posée, juste posée, sans violence, et laissée là comme par mégarde. Pour l’enfant de douze ans, mille trains fantômes eussent été préférables à la voiture bondée du matin.

Depuis ce temps, j’ai comme acquis un sixième sens qui me fait repérer les sales types aux mains baladeuses dans les transports publics. Et j’en ai vu, autrefois invisibles à mes yeux d’enfant, de ces vieillards immobiles derrière une grille, délicieux grands-pères que l’on eût crus immergés dans leurs souvenirs, du noir et blanc à la Doisneau, casquette, galoches et culottes courtes dans les rues de Montmartre ou de Belleville, alors qu’ils reluquaient, figés au seuil d’un square, des culs de six ans d’âge.

(Extrait d’un ouvrage inédit)

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