MIRADOUROS (entre morts et vivants)

Stéphane Barthe
48 min readAug 18, 2023

Lâché dans une ville inconnue dotée d’un cimetière _ chose banale, me direz-vous, le moindre village en étant pourvu _ et d’un musée, dotation beaucoup moins courante même s’il arrive qu’une commune de deux-cents âmes en abrite un, tel celui de Chilhac, Haute-Loire, dont je n’ai jamais franchi le seuil en dépit de plusieurs séjours là-bas (et Dieu sait, pourtant, si la vue du « seul crâne entier de mastodonte d’Auvergne » découvert à ce jour m’eût mis en pâmoison, fasciné que je suis par la mort et ses symboles), sommé de choisir lequel, du cimetière ou du musée, m’ouvrirait ses grilles, j’opterais sans hésiter pour le premier. Cette préférence, le seul goût du macabre ne saurait l’expliquer, mais l’appel du large et du grand air, du calme et du désencombré ; et peu importe que ce large soit un voyage parmi les siècles et les stèles, et que le grand air, plutôt que de l’océan proche ou de l’intérieur des terres, soit le plus souvent une émanation de mon esprit. Un air vous caressant délicieusement la nuque et les épaules, quand le temps le permet, ne circule pas dans un musée malgré tous les érudits autoproclamés brasseurs de vent qui s’y pavanent, non, il ne souffle pas de salle en salle, cet air-là, mais fait frémir, entre deux effleurements de peau, deux passages sur le drapé lourd de chagrins ancestraux des gisants, arbustes et fleurs tombales dont l’artifice n’émeut presque plus personne.

L’un des avantages des statues des cimetières sur les autres, plus belles, plus fameuses, protégées, celles-là, des fientes et des intempéries, est qu’on peut les toucher, tandis qu’au Louvre ou à Orsay, inévitablement, un gardien gourmandera celui qui, ignorant écriteaux et barrières, aura tendu la main vers un cheval cabré ou le sein non moins fièrement dressé d’une déesse alanguie. Amoureuse ? Mourante ? Ou mourante de n’être pas aimée ? Allez savoir…

Sur les hauteurs de Monaco, l’an passé, la joue d’une jeune fille éplorée et le buste amplement médaillé d’un poilu eurent droit, de ma part, à un hommage dont le marbre et le bronze plus ou moins dénudés des musées ne reçoivent d’ordinaire que l’intention ; seul un regard les caresse, seul un regard. Et c’est bien triste.

Il me souvient d’une exposition à Paris, Grand Palais, Beaubourg, musée de l’Orangerie, m’échappe l’endroit exact _ et plus encore l’artiste mis en lumière ou le thème de l’expo ; mais le parcours fléché, sans la moindre possibilité de revenir sur ses pas pour un dernier shoot d’admiration, comment pourrais-je l’oublier ? Fendre la foule à contre-courant et se voir refoulé à quelques pas du joyau qui eût, à lui seul, motivé notre venue, il est, pour qui a l’Art dans le sang, des frustrations moins douloureuses.

Qu’il y eût pléthore de musées à Lisbonne, dont certains de première importance, je n’en doutais pas un instant ; mais marcher dans une ville inconnue ou parcellairement découverte, marcher sans que le nombre de kilomètres avalés ou de déclivités gravies ne fléchisse l’élan qui m’aura fait, quelques heures plus tôt, avivé par le soleil éclaboussant la vitre, hâtivement sortir d’un palace ou d’une maison d’hôte, marcher, marcher jusqu’à la tombée du jour, marcher pour qu’exulte ce corps par ailleurs prompt à savourer la sieste du week-end, marcher à l’air libre plutôt qu’entre quatre murs, fussent-ils, ces murs, parcourus de cimaises glorieusement parées, voilà qui me fera, sauf accident, sauf maladie, avant que le grand âge ne m’assigne au repos, toujours diantrement kiffer.

Lisbonne comptant une dizaine de cimetières, il est pour le moins curieux qu’aucune de mes ambulations passées ne m’ait fait découvrir l’un d’eux. Accaparé par le vivant, le mouvant, obnubilé par tout ce qui roule, vogue ou chemine, captivé au surplus par la variété des constructions et l’audacieuse harmonie de leurs tons, voilà sans doute ce qui me fit, l’œil jamais rassasié de couleurs, jamais sevré de mouvements, ignorer ces enclaves où reposent, veillés par la flamme verte des cyprès, tous les en-allés de Lisbonne.

Jusqu’à ce jeudi 24 mars, un jour à la météo plutôt clémente, bienfait que je n’espérais plus. Aussi longtemps que me galvanisa ce qui me tient lieu d’audace, je m’aventurai le long du Tage. Vers l’Est. Vers l’inconnu. Dans mon dos, trois des ouvrages les plus emblématiques de la capitale : pont du 25 avril, Monument des découvertes, Tour de Belém, miels à touristes et désespoirs du photographe qui devra, pour livrer un cliché potable, épuré de présence humaine, se lever bien avant l’aube ou forcer sur la retouche. Pour le puriste et le tricheur, nulle autre alternative que l’ensuquage ou Photoshop. Moins vaillants mais plus honnêtes, les gars dans mon genre mettront leur réveil à l’heure habituelle, et, une fois sur zone, peaufineront leur cadrage. Comme au bon vieux temps, celui de Capa et de Cartier-Bresson. Pour masquer l’importun, un seul pas de côté parfois suffit. L’arbre providentiel n’en saura rien ; béni soit-il.

En guise de tours et d’édifices, me surplombèrent bientôt d’immenses grues portuaires. Ayant l’extravagance de prêter un soupçon d’âme aux monstres d’acier que l’homme a conçus, leur désœuvrement me serra le cœur. Dans une poignée d’heures, au pire dans quelques jours, leur salut viendrait du large, et leur redonnerait vie un cargo battant pavillon grec, vraquier couleur Porto Tawny de dix ans d’âge.

Circonscrite à ce seul périmètre, l’activité du port m’eût parue ridicule. Revenu sur mes pas sans pousser plus avant que ces grues esseulées, j’aurais loupé, quelle guigne, le déchargement d’un porte-conteneurs, navire aux proportions modestes si on le compare à l’Ever Given qui, le 23 mars 2021, obstrua le canal de Suez du long de ses 400 interminables mètres, et ne fut remis que six jours plus tard dans le droit chemin. Pour modique que fût sa taille, le transconteneur amarré ce jour-là drainait une file de camions qui semblait ne jamais devoir finir. Sitôt découvert, ce spectacle me mit en joie. Nombreux sont les gamins qui nourrissent pour les trains ou les avions une passion que la puberté n’éteindra pas ; à l’âge adulte, il en reste toujours quelque chose. Un regret, peut-être, de n’être pas aux commandes de cet engin filant sur ses rails, ou de cet autre, minuscule croix dans le ciel. La croix parfois s’écrase, mais l’émerveillement demeure. Bouffer les kilomètres par centaines ou par milliers, traverser les régions ou les fuseaux horaires, quelle aventure ! Beaucoup plus tardif, mon goût pour les poids-lourds coïncida avec l’apparition de mes premiers cheveux blancs et le transfert de mon gagne-pain dans une zone industrielle que les semi-remorques sillonnaient sans répit, du soir au matin. Certains, les plus beaux à mes yeux qui s’ouvraient démesurément à leur passage, étaient illuminés de la calandre au cul, le surnom du chauffeur _ Chien Fou, ManuTango, Dudu72 _ rutilant au bas du pare-brise. Sur ces arbres de Noël à trois ou quatre essieux, aucun prénom féminin. A croire que le tape-à-l’œil et le bling-bling n’agréent que modérément aux dames. Voir plus loin et de plus haut que le commun des mortels, juchées non point sur des talons-aiguilles, mais dans une cabine où ronflent plus de cinq-cents chevaux, leur offre, je présume, un contentement suffisant. Mais je n’étais pas venu à Lisbonne pour regarder, toute admirable qu’elle fût, la lente théorie des bahuts, Volvo FH, DAF XG, Scania S, et repaitre mon ouïe du grondement des V6 et des V8, symphonie que gâtait, entre deux débarquements de conteneurs, le staccato strident des signaux de recul ; non, c’eût été perdre mon temps _ et quelques minutes d’espérance de vie _ que de m’éterniser dans les vapeurs de diesel ; alors, tournant le dos au fleuve, abandonnant ce ballet tintamarresque et coloré, lequel m’apparaitrait plus tard, en lointain contrebas, à l’arrière-plan d’une HLM dont l’ocre éclatant est pour l’œil un régal, quittant cette zone riche en stimulations sensorielles, je traversai un ancien site industriel. L’annonçait une immense cheminée dressée à l’angle d’un entrepôt, bâtisse antédiluvienne dont la raison sociale n’était, par endroits, lisible qu’en transparence. De ce bâtiment tout en longueur, ne subsistaient que les murs porteurs, fenêtres envolées, ses deux étages réduits à un enchevêtrement de dalles et de poutrelles au milieu duquel la nature, livrée à elle-même, prospérait sans pudeur ; quant au toit, rien n’indiquait qu’il y en eût jadis un. Mais tout n’était pas que ruine et désolation dans cette zone. D’autres bâtiments, tout aussi anciens et ayant par miracle conservé leur intégrité, abritaient divers ateliers, dont un de réparation automobile. Devant, colonisée par la rouille et les herbes folles, gisait, contre-publicité diabolique, une épave elle aussi débarrassée de son toit (sans doute une spécificité locale), et de ses roues, et de son moteur, et de son tableau de bord ; de tout, en somme, de ce qui fait une bagnole. Bien malin qui pourrait en deviner la marque et plus encore le modèle !

Rien d’autre à voir, en ce lieu, à moins de s’aventurer dans la ruine dont chaque béance, chaque trouée de lumière, était une invite à l’exploration. Engageante, l’idée me traversa l’esprit sans s’y attarder. Aucune alarme pourtant ne protégeait le site, et le risque d’être surpris était minime. J’aurais pu, le cas échéant, prétexter une irrépressible envie de pisser. Pour me faire comprendre, un geste aurait suffi. La solidarité masculine aurait fait le reste. Quel homme ne s’est jamais soulagé contre un arbre ? Débraguetté à l’angle ombragé d’un mur ? A 20 ans comme à 60, la vessie est apatride, n’a point de religion et se moque bien des catégories sociales. Il arrive que les femmes, elles aussi, succombent à ce genre d’indignité, et nul besoin, pour cela, d’être bourrée comme un coing, déchirée comme une vieille chaussette ou passée d’un genre à l’autre par la grâce des dieux Testostérone et Bistouri.

Il me souvient d’une amie de ma mère qui, débarquée de sa province le temps d’un week-end, visitait la capitale avec elle. Lorsque Jeannette s’accroupit inopinément entre deux voitures comme elle le faisait dans son jardin potager, au royal mépris du voisinage, à toute heure du jour et de la nuit, les deux femmes se promenaient place des Vosges. S’il est un endroit empreint de majesté à Paris, un lieu où d’instinct, débouchant de sous ses arcades, l’on ne peut que respectueusement baisser la tête plutôt que la culotte, c’est bien celui-ci. N’était-ce point, au surplus, offenser les mânes splendides de Richelieu, de Bossuet, de Victor Hugo _ l’immense Victor dont même le dernier des illettrés a entendu parler _ et de tant d’autres gloires de jadis et de naguère, que d’ainsi s’épancher où ils vécurent, voire, pour certains d’entre eux, expirèrent ? Mais Jeannette, fille de la campagne, primesautière et sans chichi, n’en avait cure ; quand on admire chaque matin la chaîne des Pyrénées en ouvrant ses volets et que pisser sous les étoiles vous met en osmose avec le cosmos, en communion avec Dame Nature, l’on peut négliger ce que l’homme à bâti et se comporter place des Vosges comme à Laloubère. Jeannette aurait pu tout aussi bien se déculotter devant le Sacré-Cœur ou l’Élysée, quelle importance ? Le temps qu’elle termine son affaire, ma mère, outrée par tant d’impudeur et de sans-gêne, avait prudemment pris le large : qu’on ne les voie pas ensemble, surtout ! Cette rustre avec qui elle paraissait en si bons termes un instant plus tôt, elle l’eût reniée trois fois avant le passage du camion-poubelle. L’affaire en question passa inaperçue, miraculeusement il faut bien l’avouer, car c’était dimanche, jour des flâneries familiales et des gosses en roue libre ; même tenu en laisse, un clebs aurait pu tout faire foirer : les chiens, c’est bien connu, ont l’habitude de flairer _ et plus si affinités _ la moindre goutte d’urine oubliée sur leur trajet, façon peu ragoûtante, selon nos standards, de sonder leur environnement ; et l’un d’eux, truffe au ras du sol, la queue en essuie-glace, n’aurait pas manqué, en remontant vers la source de cet inespéré filet d’or, de désigner l’amie de ma mère, jupe retroussée, à la moquerie populaire. Réduit à ces anecdotes plus ou moins triviales que l’on sert au repas du nouvel an, l’arrêt-minute de Jeannette resta, Dieu soit loué, dans la sphère privée.

De cette femme à qui je rendais visite, plus ou moins contraint et forcé, jusqu’au mitan des années 2000, jusqu’à ce qu’elle se mît, depuis le balcon de son nouveau logis, à tester la gravité de ses pots de fleurs avant de contempler, huit étages plus bas, la fascinante disposition de leurs débris sur le trottoir, d’elle, de plaisant, c’est à peu près tout ce que je retiendrai. Anguleuse de figure comme de caractère, Jeannette manquait singulièrement de chaleur humaine. Être mère l’eût-elle adoucie ? La rudesse toute paysanne avec laquelle elle traitait son chien, un briard qu’on eût pu croire éternel, car chaque fois remplacé après son décès par un spécimen identique (durant la trentaine d’années où je visitai Jeannette au mois d’août, c’était toujours le même cabot hargneux qui me guettait derrière la grille, gueulant à s’en décrocher les amygdales, le poil rêche, deux petites billes noires luisant sans aménité entre deux mèches) m’amène à répondre par la négative. Dépourvue de fibre maternelle, c’est tout juste si Jeannette condescendait à supporter la progéniture d’autrui. Les cris et les cavalcades dans une cour d’école, bien plus que ceux de ses chiens successifs, lui étaient odieux. Le môme idéal ? Muet et tétraplégique, une denrée rare. Il se disait que c’était son mari, sympathique, chauve et lettré _ l’exact contraire de sa moitié _, un Gascon roulant merveilleusement les R, qui ne pouvait procréer. En conçût-elle de l’aigreur au point de prendre en horreur l’incarnation de ce qui lui était refusé ? L’hypothèse se tient, mais restons-en là sur ce chapitre. Jeannette, on l’aura compris, n’était pas quelqu’un pour qui j’éprouvais beaucoup d’affection. Sa mort à 97 ans, en février 2022, dans une maison de retraite où elle végétait, incontinente et aphasique, depuis plusieurs années, loin de m’attrister m’apparut comme une délivrance : quel paradis de pacotille gagne-t-on à se survivre ainsi ?

Paradisiaque, l’endroit où je me trouvais ce jeudi 24 mars à Lisbonne, signalé à la ronde par une immense cheminée, ne l’était assurément pas. Quant à l’ersatz de forêt vierge ayant submergé, au fil des ans, l’intérieur dévasté de l’ancien entrepôt, il avait avec le jardin d’Eden fort peu de choses en commun. Mais ce n’est point cela qui me fit renoncer à l’explorer. Quoi donc alors, me demandera-t-on, vous fit si piteusement abdiquer ? Baisser les bras avant même de les avoir levés ? Une peur archaïque dont l’humanité, malgré toutes ses intelligences artificielles, ne s’est pas encore défaite. Car rien ne me disait que ne se cachait dans cette jungle en formation, à l’affût d’une proie digne d’améliorer son ordinaire, toute une colonie d’araignées Banane _ pas plus jaunes que souriantes, hélas, comme pourrait trompeusement le suggérer leur nom _ échappées d’un conteneur chargé à Santos, Brésil, 8000 km plus au sud, un conteneur débarqué à dix minutes à pied _ et bien plus à huit pattes _ de l’endroit où je me trouvais. Ce ne serait pas la première fois qu’une espèce invasive passerait d’un continent à l’autre par la voie des airs ou des océans ; la prolifération des perruches à collier en Île de France en est l‘illustration parfaite. Si leur cri, aussi perçant que leur plumage, avait retenti entre les murs ajourés du vieux bâtiment, j’aurais pris sur moi et jeté mon arachnophobie aux orties, mais de suraigu ne se faisait entendre, recouvrant tout un salmigondis de voix lointaines, que le hurlement d’une disqueuse. Jugeant en avoir assez vu, assez entendu surtout, je quittai la zone comme j’y étais venu, l’air flâneur, l’air de rien, sans paraître fuir un secteur dont l’accès, sitôt révélée ma présence, m’eût été refusé sans doute, calmement je repris ma route, dirigeant mes pas vers le nord, ce nord qu’aucune boussole autre que ma fantaisie n’indiquait. Une voie montante, bifurquant puis se resserrant d’un côté jusqu’à perdre son bitume, me lança sur un chemin qui, après avoir franchi une voie ferrée possiblement désaffectée _ mais je n’en mettrais pas ma main à couper, et moins encore mes deux jambes _ était bordée par une enfilade de jardins potagers ; ici et là, faute de balcons à garnir, de fenêtres à pavoiser, trônait un étendoir à linge ; et c’est ainsi que le jaune un peu passé d’un soutien-gorge faisait, sans perdre pour autant son humilité native _ cacher, juste cacher ces tétons que l’on ne saurait voir ! _ crânement concurrence à celui des citrons.

D’humain, à cette heure du jour, celle de la sieste, bénie entre toutes, il n’y avait, faisant un instant illusion, Christ de fortune affublé de haillons, qu’un épouvantail bras en croix au milieu des salades ; et ce pauvre hère aussi, comment l’oublier ? Guère mieux vêtu que le mannequin d’osier, il me jeta, au moment de me croiser, le regard d’un que la faim trop souvent tenaille. Que la foi du chemineau maintient seule au nombre des vivants. D’où pouvait-il bien venir, trainant lassement sa carcasse en plein cagnard ? De cette cité, plus bas vers l’Ouest, aux murs lépreux rehaussés de slogans écarlates, faucilles et marteaux boutant les croix gammées hors de leur territoire ? Ou alors de beaucoup plus près, de l’extrémité de cette voie terreuse où nous cheminions, lui dans un sens, moi dans l’autre _ destinés, de ce fait, sauf hasard improbable, à ne jamais nous revoir ? Une voie qui, passé son dernier virage, enfuie sa dernière courbe, se couvrait soudain d’asphalte et filait entre deux alignements de bicoques, petites maisons de plain-pied accolées les unes aux autres, plutôt coquettes vues de l’extérieur. Les distinguaient, outre un numéro en céramique, des azulejos disposés selon le bon vouloir des proprios, au ras du sol pour certains _ les chiens devaient s’en donner à cœur joie : lever la patte sur une œuvre d’art ! _ ou plus communément au niveau des boîtes aux lettres. A ce propos, alors que ma connaissance du portugais se résumait encore à bom dia et obrigado, le minimum vital pour un touriste ne voulant point passer pour un goujat, a fortiori _ circonstance aggravante _ s’il est français, il m’advint de considérer avec stupeur l’entrée d’un immeuble que je m’apprêtais à photographier. Sur la dizaine de boîtes aux lettres figurait un seul nom : CORREIO. De la première boîte à la dernière que distinguait un petit numéro, de haut en bas, de gauche à droite, les sept mêmes lettres surplombaient l’ouverture où l’on glissait le courrier. Se pouvait-il qu’une seule famille, nombreuse au-delà de l’imaginable, étendue sur quatre générations, eût pris possession du bâtiment ? A moins que ce nom, CORREIO, représentât l’équivalent de BLANC ou de MARTIN chez nous, avec une occurrence multipliée par cent ? A mes yeux, les deux hypothèses étaient aussi plausibles l’une que l’autre, donc aussi folles pour n’importe quel individu sensé, mais pourquoi pas, après tout ? Dans une ville où chaque chien de rencontre me faisait fête, où les automobilistes respectaient les feux rouges et où, d’une manière générale, aucun sentiment d’insécurité ne prévalait, dans une ville où l’on n’était pas obligé de tâter, réflexe devenu TOC, ses poches toutes les cinq minutes, cramponné à sa sacoche ou à son sac à main, bref dans une ville où tout le vivant et l’inanimé clamait l’inverse du quotidien de Paname, une chose aussi incroyable était de l’ordre du possible.

Apercevant derechef, dans la rue aux azuléjos, LE nom sur les boîtes aux lettres, je compris mon erreur, ma ridicule et lamentable erreur : comment avait pu se loger en moi, et m’habiter deux jours durant, une idée aussi stupide ? C’était l’occasion, malgré tout, d’ajouter une entrée nouvelle à mon lexique français-portugais : Correio (courrier) ; un mot qui ne m’était guère utile, vu la brièveté de mon séjour, mais dont le sens enfin révélé m’éviterait, à l’avenir, de mater l’entrée d’un immeuble avec des yeux ronds, et, accessoirement, de passer pour un con. Le mal est fait, me direz-vous ; alors parlons d’autre chose, si vous le voulez bien, sans toutefois quitter la rue où m’échut la Révélation, sur les hauteurs de Lisbonne. Restons-y encore un moment. Tout ne prête pas à rire sur mes chemins de hasard.

Si l’une des habitations, contrairement à ses voisines, n’avait pour tout ornement que des plantes à demi cramées dans leurs pots, elle offrait en revanche à l’indiscrétion du passant, dans l’encadrement d’une fenêtre coulissante, le visage terre-de-Sienne d’une vieille femme ; figure à ce point ravinée qu’on l’imaginait se tenir là depuis des siècles, attendant, encore plus intensément que le soleil du matin, le retour de celui dont ne restait près d’elle, à sa droite suspendu, qu’un feutre à larges bords, un chapeau de bouvier, de gaucho, de cow-boy. Le souvenir d’un disparu. Recroquevillée dans ses songes, yeux mi-clos, elle se ressaisit quand je lui eus signifié par gestes, mes trois mots de portugais ne m’étant d’aucun secours, que je désirais faire son portrait ; les plis plongeant des commissures alors de se détendre, les paupières de s’entrouvrir davantage, et ce qui pouvait s’apparenter à un sourire _ un sourire exhumé d’une époque où l’existence, si elle n’était pas plus douce, n’avait point la mort pour unique horizon _ d’éclairer timidement son visage.

L’horizon bien réel qu’elle aurait pu couver du regard, accoudée à sa fenêtre, l’ombre de sa main gauche amputant le mot fameux sur sa boîte aux lettres, cet horizon borné par toute une rangée de maisons semblables à la sienne, ne dépassait pas sept ou huit mètres. Sans ce vis-à-vis d’une monotonie accablante en dépit de ses enjolivures (nul serin captif dont la complainte aurait pu, sinon la distraire, du moins lui rendre, en comparaison, son propre sort plus enviable), elle eût eu tout le loisir d’admirer, à cinq-cents mètres environ, de l’autre côté du val que je venais d’explorer, un rectangle vert à flanc de coteau ; immense comme un terrain de golf. Mais a-t-on déjà vu parcours aussi escarpé ? Pentu jusqu’au vertige ? Dans un jeu vidéo, peut-être, avec, pour corser l’aventure, pimenter le défi, plus de quatre-vingt-dix trous, et une palanquée de boss à massacrer, club en main, à chaque fin de niveau. Mais ce green plus incliné qu’une piste bleue, délimité dans sa partie basse par un vieux mur, révélait à l’œil observateur, étagés de haut en bas et sur toute sa largeur, des artefacts d’une blancheur d’ivoire. Impossible, à cette distance, de les identifier. D’en saisir la symbolique. Il me revint que s’était ouverte quinze jours plus tôt la Saison France-Portugal 2022 pourvoyeuse, jusqu’en octobre, d’innombrables événements culturels. Peut-être alors se trouvait-il là-bas, me dis-je, quelque exposition d’art conceptuel, une fumisterie à la Buren sans les rayures et bien plus étendue que celle qui, depuis trente-cinq ans, dépare la cour d’honneur du Palais-Royal…

Pour découvrir ce que cette installation recelait de grotesque ou d’admirable _ sait-on jamais _ après avoir retraversé le val où se côtoyaient sans jamais violenter l’œil, miracle lusitanien, la brique et le béton, le flambant neuf et le lépreux, cinq-cents mètres à vol d’oiseau marin, je pouvais déjà, pour commencer, pointer mon téléobjectif vers elle, cela le changerait de ses proies habituelles, bateaux, tramways, autochtones étendant leur linge à hauteur des caténaires avec des gestes mesurés, le sourire en veilleuse : il ne faudrait pas qu’un taquin coup de vent envoie le premier sur les seconds, et leur propriétaire au Paradis des lavandières…

Repérage paparazzesque, donc : de l’art ou du cochon au bout de mon 70–200 ? Arnaque ou œuvre authentique ? Ni l’une ni l’autre ; ce qui s’afficha dans mon viseur n’avait rien à voir avec une installation culturelle, et si œuvre il y avait, c’était, cachée aux yeux des vivants, celle, muette et souterraine, travail de longue haleine, de la putréfaction. Enchâssées dans l’herbe, un gazon d’un si beau vert que le fouler valait profanation, point de colonnes à escalader ou sur lesquelles sauter à pieds joints comme à Paris, comme un enfant, mais des tombes à perte de vue, plus immaculées que toutes les voiles gonflées sur le Tage, que tous les draps suspendus au-dessus des pavés si jolis et glissants lorsqu’il pleut de Lisbonne.

Le plus remarquable, concernant ces tombes, était qu’elles se ressemblaient toutes. D’une sobriété low-cost plutôt que monacale, chaque dalle était surmontée d’une croix sans fioritures. Fabriquées à la chaîne, aurait-on dit. Sorties du même atelier. Plus haut, leur sommet seul émergeant, vieilles personnes épiant la génération nouvelle venue squatter leurs alentours, des monuments qui, sur le plan des proportions et du faste lugubre, n’avaient rien à envier à ceux du Père-Lachaise. De fait, l’endroit n’était pas sans rappeler celui où reposent Bashung et Chopin, Proust et Balzac, Ingres et Delacroix, pour s’en tenir au seul domaine artistique. Comme à Paname, les chats errants étaient ici chez eux, et peut-être aussi les renards, mais je n’en jurerais pas ; la biodiversité parisienne n’est pas forcément plus exportable que la saleté de ses rues.

Le cimetière dont je faisais glisser devant mon œil gauche la litanie des sépultures, bras en équerre, en de lents demi-cercles, était le premier que j’observais après deux séjours dans la capitale portugaise. D’innombrables heures passées à la sillonner m’avaient convaincu que, si j’étais loin d’en avoir fait le tour, aucun lieu de renom, a fortiori de plusieurs hectares, n’avait pu échapper à mon minutieux quadrillage. Le hasard qui m’avait révélé la vieille prison de Lisbonne, entre autres curiosités architecturales, l’ange tutélaire de mes ambulations pifométriques, n’avait semble-t-il pas jugé utile de m’envoyer vers l’une de ces enclaves où il fait bon flâner, un livre à la main, notre lecture épisodiquement distraite par une tombe plus garnie que les autres, et notre œil, lâchant alors la page en cours, de faire une embardée vers tout un assortiment de plaques mortuaires, une collection comme sortie d’un show-room, chacune rivalisant avec ses voisines dans l’hyperbole et le gnangnan. Éloges ! Colombes ! Regrets éternels ! Il n’est pas rare qu’en de telles occasions me monte aux lèvres un ricanement fort peu chrétien, et j’ai tôt fait d’imaginer que derrière « l’époux merveilleux, « le père admirable » et « l’officier à la bravoure exemplaire », fierté de son régiment, se cachait un mari violent à dix doigts du féminicide, un géniteur incestueux plus apte à manier le martinet que la louange, un soldat, enfin, que certains faits d’armes en Algérie auraient pu conduire en cour martiale. Que soit enseveli sous tant d’hommages un salaud de première bourre ne saurait surprendre que les benêts et les saints : rien de mieux qu’un tour au boulevard des allongés pour pimenter d’une pointe de sarcasme _ contrepoids à l’émotion qu’induit la découverte, sur une tombe aux tons pastel, de dates beaucoup trop rapprochées _ notre récurrent dégoût du genre humain.

Sans la découverte inopinée du cimetière qui domine le quartier Alto de São João, j’aurais fini par croire qu’on n’enterrait pas les morts, à Lisbonne ; qu’après une crémation plus ou moins complète, un rituel plus ou moins raffiné, ils étaient balancés dans le fleuve sans autre forme de procès. Éparpillés au milieu du plancton, comme en Inde. Les bûchers alignés sur les ghâts de Bénarès ? Remplacés par des crématoriums, à l’abri des regards. Avisant un tronc d’arbre immergé dans le Tage, suffisamment lointain pour faire illusion, j’aurais eu l’impression de voir un macchabée, et me serait revenu à l’esprit celui que dévoraient les chiens au bord de la rivière Yamuna, ou cet autre oscillant plus paisiblement, comme bercé d’un dernier rêve, dans ses eaux boueuses et néanmoins sacrées. C’était il y a trente ans. Non prévu au programme concocté par notre voyagiste, calibré pour nous en mettre plein les yeux, programme dont le Taj-Mahal devait, ce jour-là, représenter l’apothéose, le joyau mirifique, cette vision avait fait forte impression sur le groupe qui m’entraînait, à pinces, en rickshaw ou à dos de chameau, une fois sorti du bus, dans son sillage aseptisé. Des exclamations avaient fusé ; des moues écœurées déformé les visages. Court-circuité par deux indésirables, l’enjouement qui prévalait depuis l’aube eut pour nombre d’entre nous un arrière-goût de bile. De tous les témoins figés sur la terrasse du mausolée d’Agra, je fus l’un des rares, sinon le seul à faire, de l’entrée au dessert sans négliger la viande _ qui a goûté une fois l’agneau Shahi Korma de l’Uttar Pradesh s’en souviendra jusqu’à son dernier dentier _ , sinon le seul à faire, disais-je, honneur au dîner servi dans le palais où nous passerions la nuit (du faste d’antan, ne subsistait peu ou prou que la tenue chamarrée des larbins quémandant entre deux courbettes une clope aux clients dont ils avaient repéré le vice).

Hantées par les images hautes en couleur du festin canin, loin des chromos dont leur émotivité se fût amplement satisfaite, sans doute quelques dames eurent-elles du mal à trouver le sommeil, ce soir-là ; peut-être même devinrent-elles végétariennes. Oh ! pas longtemps, deux ou trois jours grand maximum, histoire de digérer la scène et l’enfouir sous d’autres souvenirs, moins gores mais tout aussi crus dans leur genre : ceux des sculptures du temple de Lakshmana, par exemple. Kamasoutresques en diable, offrant à l’œil un luxe de détails proprement confondant, nombre d’entre elles surpassaient en impudeur les revues dont se nourrissait en ce temps-là ma libido : sur le papier glacé de Newlook ou de Playboy, me mettaient en émoi des images que l’on eût pu qualifier de pieuses à côté des orgies ciselées dans le grès de Khajurâho, figures mâles et femelles emboîtées de toutes les façons possibles au-dessus de nos têtes. Acrobaties célestes ! De quoi faire rougir jusqu’à l’os les vieilles filles de notre escouade (y compris Martine, la plus avenante, mais dont la joliesse était gâtée par un tempérament persifleur et cancanier qui faisait oublier la blondeur, les yeux bleus et le teint printanier même en hiver, et regretter que d’entre des lèvres aussi joliment ourlées filtrassent trop peu de propos aimables). Quant au duo fameux de l’une des frises sculptées du temple, binôme auquel le site devait sa renommée planétaire, il ne pouvait que frapper les esprits même les plus blasés, les plus revenus de tout en ce bas monde : au sein d’une armée en ordre de bataille se tenaient de profil, dans une proximité troublante, un cavalier et sa monture, un fier Marwari, cheval réputé pour sa fidélité et sa vaillance au combat. Cela dit, quand je le qualifie de « fier », je m’aventure peut-être un chouïa : un équidé que l’on encule conserve-t-il sa dignité ? Ou, pour l’exprimer moins crûment : ne perd-il pas, ainsi soumis, l’honneur conquis sur les champs de bataille ? Dans une France plus décadente qu’elle ne l’est aujourd’hui, une France dont ne nous séparent, au mieux, que quelques décennies, lorsque deviendra bachelière toute une génération biberonnée aux niaiseries télévisuelles et YouTubesques, un tel sujet ferait sensation à l’épreuve du bac philo et resterait à coup sûr dans les annales. Pour atténuer le choc de la vision primitive, de ce dépeçage par une meute de chiens errants (inaudible, le claquement des mâchoires était démultiplié par l’imagination, et la chair brune semblait blanchir, sanglant mirage, sous le jaillissement des côtes), il fallait une commotion de même ampleur ; remplacer, dans la mémoire touristique, une bestialité par une autre. Autant dire que ce spectacle équestre hors normes, fût-il vieux de dix siècles et sobrement figé dans la pierre, tomba à point nommé pour les âmes délicates de notre groupe. De retour en France, elles se seront épanchées, des sanglots dans la voix, sur le sort de mômes perdant leur innocence et leur santé, quinze à vingt heures par jour, dans une briqueterie ou un atelier de tissage pour finir par claquer avant la cinquantaine, les Intouchables n’ayant jamais fait de vieux os _ ni la révolution, hélas ; et d’ajouter, sur le ton cette fois de la confidence horrifiée, ton de messe basse ou noire suivant leur auditoire, que la plus noble conquête de l’homme avait avec ce dernier, vers l’an mil de notre ère, une intimité digne des pires frasques de la mythologie grecque. Point n’était toutefois besoin de remonter si loin dans le temps, ni de quitter l’Hexagone, pour trouver l’exemple d’une pareille déviance : éplucher la presse régionale suffisait. A la rubrique des chiens écrasés était occasionnellement mise en lumière l’affection démesurée d’un « brave retraité » pour l’un de ses protégés, compagnon à poils ou à plumes, à deux ou quatre pattes, vivipare ou pondant des œufs. Adieu, veau, vache, cochon, écrit La Fontaine dans l’une de ses fables. Joignez-y un âne, une poule et un chien, et apparaîtra sous vos yeux, à un poil près, l’émouvante complainte d’un zoophile en zonzon.

Les soirs où l’on invite, ces dames n’auront pas non plus manqué de présenter à leurs hôtes, en guise de digestif, sitôt épuisés les sujets susceptibles de les captiver, l’album très particulier de leur voyage en Inde, un cahier sans titre ni millésime extrait en catimini du placard aux secrets, du tiroir aux livres interdits, de la cache aux objets tabous _ et l’effroi de les saisir à la pensée que ce sanctuaire inviolé pourrait leur survivre, et, demeurant désormais sans gardien, révéler ses trésors maudits aux yeux de leurs descendants ou, un fric-frac pouvant déraper, à ceux des agents de la Crim’ _ ce serait un moindre mal, les flics en ont vu d’autres.

Quant aux photos prises par mon père, les seules ramenées de notre séjour _ vingt ans s’écouleraient avant que je lui emboîte le pas, la photographie numérique étant sur le point d’enterrer la chambre noire et ses arcanes, bien trop sorciers pour moi _, elles reposent dans ma bibliothèque, pieusement empaquetées dans des enveloppes que je n’ai pas ouvertes depuis dix ans. Le souvenir que j’en garde me fait dire qu’il avait du talent. Cadrage, exposition, choix des cibles, scènes de rue ou merveilles architecturales, je ne me souviens pas qu’il y eût trop de déchet. Impérial dans le tohu-bohu tonitruant de la ville, un policier, uniforme beige et turban, jouait le sémaphore au milieu d’un rond-point ; accroupi dans un endroit plus calme, à même la terre battue d’un village, un artisan façonnait des bibelots avec un art qui, parce que je ne savais rien faire de mes dix doigts, me semblait admirable, et peut-être l’était-il, l’esclavage n’exclut pas le talent ; et puis, autre jour, autre lieu, autre monde quasiment, une silhouette en sari blanc, gracile et spectrale dans une aube embrumée ; une autre encore, parée de couleurs vives, portant avec majesté _ tiare de fortune _ une jarre haute comme un enfant ; et d’autres femmes, sculpturales celles-là, callipyges à souhait, voluptueusement déhanchées, pour les plus sages, sur le temple de Lakshmana. Des courbes à faire pâlir de jalousie les dindes botoxées de la télé-réalité. De Khajurâho au Xème siècle à Dubaï en 2022, l’éternel féminin ne s’est pas dégonflé.

Des croupes à l’ancienne mais toujours d’actualité, sculptées dans le marbre ou le granit, je ne risquais pas d’en voir beaucoup au cimetière de São João, le plus grand de Lisbonne, ainsi que je l’appris un peu plus tard. Il eut, fin février 2021, les tristes honneurs de la presse européenne. Une photo publiée par l’Express, cadrée de manière à souligner la déclivité du lieu, montre quatre fossoyeurs à pied d’œuvre, œuvre harassante, s’il en est, car l’hiver est plutôt doux au Portugal et l’on a tôt fait, à creuser sans relâche, vêtu d’une combinaison et capuchonné jusqu’aux sourcils, d’évacuer à la sueur de son front, à la rude callosité de ses mains, les calories des deux derniers repas. N’étaient le masque chirurgical et les gants bleus, perméables aux radiations et aux neurotoxiques, l’on pourrait croire qu’ils ont revêtu une tenue NBC. Tout autour de la fosse où ils s’apprêtent, jambes arquées dans la terre meuble, à descendre un cercueil (plutôt que ce modèle très ordinaire comme il s’en promène dans toutes les églises de France et de Navarre, seuls variant la taille, la noblesse du bois et le lustre des poignées, un modèle qui détonne, c’est le moins que l’on puisse dire, dans une scène digne d’un film catastrophe à petit budget, l’on s’attendrait à voir un sarcophage, un caisson blindé, de l’étanche à toute épreuve), autour de la fosse où sont figés ces forçats, saisis dans le mouvement coordonné, répété jusqu’à quinze heures par jour, des sangles coulissant sous leurs doigts, une profusion d’écriteaux portant un nombre à quatre chiffres ; une semaine encore, et la barre des 2000 morts sera franchie.

Cette marée déferlante de la deuxième vague du Covid-19, elle dépasse largement le cadre de l’image. Invisibles, mille pancartes parsèment la zone, leurs alignements inégaux débordant de tous côtés : vers l’Est, vers l’Ouest, vers le Sud, ce n’est qu’un labour immense ponctué de petits rectangles blancs pareils à ceux que l’on voit, au marché, plantés dans le rôti de bœuf ou la glace pilée du poissonnier. En faisant abstraction des fossoyeurs au premier plan et, fermant l’horizon, des mausolées que seul distingue, sphérique ou rectangulaire, un vitrail d’une oppressante obscurité _ vitrail ou meurtrière ? _, en ôtant mentalement de la photo les éléments connotés «deuil» et «pandémie », l’on pourrait fort bien imaginer un site de fouilles hébergeant, émietté sur plusieurs hectares, un troupeau de dinosaures, ou, plus proche de nous dans le temps, les vestiges d’une cité antique ; et moi-même, puisant à l’envi dans les replis fantasques de ma nature, j’y aurais songé si n’était récemment tombée sous mes yeux une image où figure, aussi sombre qu’à Lisbonne, un sol pareillement labouré. Recueillies comme dans l’Angélus de Millet, se tiennent là plusieurs personnes, tête basse, doigts imbriqués sur la poitrine, souliers fichés dans la terre brune, toute en mottes, sillons et fondrières ; semblables aux paysans du tableau, la douleur en plus. L’inconcevable douleur des survivants. Tout autour, des écriteaux qui rappellent ceux de São João, à deux détails près : les couleurs sont inversées, et trois chiffres seulement sont écrits. Blancs sur fond noir, ils attirent l’œil. Le Covid est aussi passé par là, se dira-t-on, avant d’ajouter : il s’est montré plutôt clément. Louable optimisme. Mais en cet été 2022, à moins de cinq heures d’avion des plages de Nazaré, à quatre-mille kilomètres du Christ-Roi d’Almada, c’est un autre mal, lui aussi venu de l’Est, qui se propage de ville en ville, et, lorsqu’il bat en retraite, pliant armes et bagages, abandonne à la périphérie des cités dévastées, jetés dans des tranchées que le gel n’a pas encore sanctuarisées, mains liées dans le dos parfois, des corps sans uniforme. Sans uniforme et sans identité. Dans l’anonymat des charniers ukrainiens, de vieux démons surgissent auxquels, sur les hauteurs de Lisbonne, même environné de tombes, je n’aurais pu songer.

Pour me rendre au cimetière de São João, ce jeudi 24 mars, presque un mois jour pour jour après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, j’empruntai un itinéraire que je serais incapable de refaire aujourd’hui. Ma mémoire n’en a quasiment rien gardé, faute de balises auxquelles me référer : quelques clichés pris à la volée comme fleurs que l’on glane, cailloux que l’on dérobe à un cours d’eau, les unes glissées dans un livre, au retour, le marbre empoussiéré d’un meuble accueillant les autres, échantillons par quoi, frêles ou immarcescibles, sera revivifiée la promenade oubliée entre champs et sous-bois, un jour d’été. Nul rappel exhaustif de mon trajet, donc, mais pareil à ces fragments de rêve happés de justesse au réveil ou réinjectés, beaucoup plus tard, inopinément dans la conscience, le souvenir d’un ensemble bétonné que dominait, sur une éminence arborée, une petite église qui n’était que blancheur et lignes épurées, trouvée malheureusement porte close ; hors de l’office hebdomadaire, point de salut pour qui voulait prier ou simplement s’abriter de la pluie. Cette pluie lusitanienne, je l’avais découverte à Porto l’avant-veille, diluvienne, chaque venelle devenant torrent allant se perdre en aval dans les eaux du Douro, un déluge que je n’aurais jamais pensé voir s’abattre aussi violemment sur la Californie de l’Europe, une pluie qui, en migrant vers le Sud, s’atténua jusqu’à n’être plus, à Lisbonne, qu’ersatz de crachin, caricature de bruine, une goutte par ci par là comme si Quelqu’un, Là-Haut, essorait sa salade ; évanouie sitôt chue, cette goutte esseulée, à me faire passer pour une chochotte si j’avais déployé _ révélant alors ma condition d’étranger _ l’auvent noir de mon pébroque. Un mot existe-il pour nommer une pluie aussi insignifiante ? Insignifiante ou timide, semblable à une jeune fille s’abstenant de parler trop fort, réfrénant le tourbillon de ses rires, le maelström de ses chagrins, discrète au possible en société, la demoiselle, mais leste malgré tout, son allure faisant d’elle une ombre fugitive, évanouie sitôt perçue, devinée plutôt que vue, jamais là où on l’attend, timide et néanmoins obstinée cette pluie d’un hiver finissant, insaisissable et entêtée, m’accompagnant sans désemparer jusqu’à la tombée du jour, bien après que j’eus repassé le portail du cimetière de São João.

Cette entrée, la gardait un grand Noir originaire de l’ancien empire colonial, Angola, Mozambique ou Guinée, un colosse fièrement campé sur ses jambes tandis que ses frères de couleur, comme les Maliens à Paname, se ruinaient le dos à bitumer la chaussée, un privilégié qui, me voyant franchir le portail avec tout mon barda de photographe, et aux lèvres cet accent un peu trop répandu à Lisbonne, un accent que mon bom dia lui révéla dans toute sa majesté, ne put masquer la méfiance que je lui inspirais. Suspicieux comme un vigile de supermarché. Le dernier à m’avoir jaugé ainsi officiait dans un magasin où je me rends plusieurs fois par semaine, anticipant, par ces visites réitérées, les sorties rescapées du grand âge, lorsque fuir mon quartier autrement qu’en ambulance ou dans un cercueil ne sera plus qu’un rêve. Me voyant regagner la sortie d’un pas trop vif pour être honnête, il s’était enquis de mon ticket de caisse, petite boule extraite illico d’une poche, puis déroulée avec flegme et délectation sous son nez, ô flair détrompé… Adieu la prime d’alpagage et les félicitations du chef ! L’heure n’avait pas encore sonné où ma binette, immortalisée par une caméra de surveillance, resplendirait, punaisée parmi d’autres faciès plus ou moins patibulaires, dans le bureau du directeur ; voire à l’entrée du magasin, histoire de décourager la récidive. Question glamour, pour épater sa mère ou la blonde du premier, cela ne vaut pas une photo signée Harcourt en vitrine d’un libraire.

Le grand Noir n’avait quant à lui aucune raison de me zieuter avec autant d’âpreté. Raciste ou juste francophobe ? Le mystère reste entier. Plus tôt dans la journée, alors que je scrutais paisiblement les alentours, mon téléobjectif calé contre un muret, un homme m’avait traité de paparazzo. Piqué au vif, je l’avais rembarré, transposant très librement l’exclamation fameuse de Patrick McGoohan dans la série Le prisonnier : I am not a paparazzo ! I am an Artist ! Puis, un ton plus bas, car cet idiot comprenait peut-être le français : pauvre imbécile. Qui a découvert la photo sur le tard et s’est formé, entre manuels et travaux pratiques, en parfait autodidacte, suivant de surcroît, pour affermir et guider son œil, les conseils d’illustres précurseurs, ne peut que se sentir souillé par cette interjection : PAPARAZZO. Existe-t-il plus basse engeance que traqueur de stars, chasseur de people ? Oui : photographe de charme dans un cimetière (ou, chez les amateurs, autrice de selfies à Auschwitz). Il se pouvait bien que les deux appareils suspendus à mon cou eussent convaincu le gardien de celui de São João qu’un shooting m’y attendait, un shooting un peu spécial, à dire vrai, du genre olé olé, ma qualité de Français, peuple de Dons Juans comme chacun sait, n’étant pas faite pour atténuer ses préjugés. Qui dit « shooting » dit « modèle », et ce modèle avait très probablement franchi le portail dans l’incognito d’un demi-deuil, dans une tenue passe-partout camouflant des transparences que vingt degrés à l’ombre ne pouvaient que rendre plus seyantes, plus douces à dévoiler entre deux tombes, un modèle qui prendrait pose, tour à tour grave et mutine, alternant cambrements incendiaires et postures dévotes au gré de mes desiderata. La météo se prêtait bien à ce genre de frivolités macabres : douceur printanière, lumière tamisée, et cette pluie languide et cachotière sachant se faire oublier. Ne manquait plus que le modèle, mais de modèle, pas l’ombre d’un en vérité.

Durant la quarantaine de minutes passés à arpenter la nécropole, je ne croisai que deux visiteurs, deux grands ados qui cheminaient côte à côte, proches à se frôler, deux frères aurait-on dit, même taille, même allure, les cheveux ondulant pareillement jusqu’aux épaules. Jumeaux ? Bien possible. Distinguer leurs traits me l’eût confirmé, mais c’est de dos que je les vis, un peu voûtés, portant l’un et l’autre, à parts égales, le poids d’une douleur immense, se diriger vers un secteur qu’un an plus tôt ravinaient les pelleteuses. Une terre où fleurirent, plantés dans l’affolement des inhumations quotidiennes, des écriteaux par milliers. Dessous, numérotés comme abattis, un père, une mère, un aïeul ; une même famille parfois, trois générations désunies par l’arithmétique implacable de l’urgence. Marée covidienne. Pour la pierre tombale et les gravures, il faudrait attendre la décrue.

Cela, je ne le sus qu’à mon retour en France. L’aurais-je appris plus tôt en m’informant sur les cimetières de Lisbonne comme d’autres, bien avant de monter dans l’avion, se renseignent sur les grands restaurants et les hôtels étoilés, au lieu d’aller à l’aventure, à l’aveuglette, au petit bonheur la chance, chance et bonheur qui furent, Dieu soit loué, toujours au rendez-vous, bifurquant vers une zone où rien a priori ne m’attirait (ces tombes toutes identiques m’avaient parues, vues de loin, aussi désespérantes qu’un village de mobile-homes dans l’Ouest américain) j’aurais emboîté le pas aux deux frangins, orphelins d’une insouciance que l’on n’est pas censé perdre aussi tôt. Sincère, incontestablement, l’émotion ressentie ; mais faute de quelque mémoire à honorer, de quelque proche à pleurer, elle se serait éventée, une fois regagné la sortie, comme un parfum bon marché. L’émotion Dior ou Guerlain, celle qui vous tient au cœur nuit et jour, l’on s’en passe ma foi fort bien.

Contrairement au cimetière de São João, il y a toujours du monde au Père-Lachaise. Quels que soient le jour et le mois, quelle que soit la saison, estivale ou pluvieuse, vous verrez immanquablement un jeune couple asiatique près de l’entrée principale. A l’abri d’une ombrelle ou d’un grand parapluie rose, il paraît toujours, têtes inclinées vers la gauche, transi de perplexité devant un plan recensant les célébrités du lieu. A chaque événement heureux de l’existence, à chaque passion, chaque engouement, sa sépulture : en voyage de noces, l’on ira se recueillir devant le mausolée d’Héloïse et Abélard ; fan des Doors, c’est devant la tombe de Jim Morrison que l’on ira s’incliner ; adepte du oui jà et de la transe médiumnique, celle d’Alan Kardec irrésistiblement nous aimantera. Si Alfred Mosher Butts avait été inhumé au Père-Lachaise, nul doute qu’afflueraient le 4 avril, jour anniversaire de sa mort, les dévots du Mot compte triple. Formant une file ininterrompue et larmoyante, ils viendraient déposer sur sa pierre tombale, ou plus précisément sur la grille gravée dans le marbre blanc, cette grille aussi captivante que celle d’une bataille navale, leur lettre fétiche. Un X ? un Z ? Un K ? Ou juste un I, un pauvre I doté d’un point, une misère, pas de quoi inverser le cours du jeu ? Baste ! Qu’importe la valeur du petit carré jaune, seule compterait l’intention. A.M. Butts, l’architecte américain qui inventa le Scrabble, et dont le nom ne dit plus rien à personne, eût amplement mérité cette offrande.

Abandonnant à son embarras le couple à l’ombrelle assortie, rêvons un peu, aux dessous affriolants de madame, l’on ne manquera pas d’apercevoir, un peu plus loin, trottinant avec ardeur, une figure familière à qui fréquente assidûment les cimetières parisiens : la Veuve à l’arrosoir. Une telle célérité peut surprendre. Hâte de parler au disparu (ou plutôt de monologuer près de lui, comme au bon vieux temps, sans qu’il puisse, moins encore que jadis, en placer une) ou d’expédier la corvée de l’entretien des jardinières, pensées de la Toussaint, dipladenias du 1er mai et autres ornements de circonstance ? Dans l’alternance des floraisons mauves, jaunes, blanches, se perpétue un rituel qui, tout astreignant qu’il soit, est pour Odette l’occasion de s’évader un peu. L’espace d’une heure ou deux, elle fuit l’exténuant vacarme urbain qu’une ouïe miraculeusement préservée rend, à l’approche de son quatre-vingt-dixième anniversaire, de moins en moins supportable. A jamais disparu le brouhaha familier des faubourgs d’antan… Ô crieurs et vitriers de Belleville, rémouleurs de Ménilmontant, qu’êtes-vous devenus ? Front têtu, menton poilu, alerte malgré l’arthrose, elle tracera encore longtemps sa route, la Veuve à l’arrosoir, sur les pavés lustrés par deux siècles de piétinements, deux-cents ans de processions éplorées…

Plus loin encore, au pied d’un grand bâtiment surmonté d’un dôme, trois, quatre, cinq personnes réunies par affinités ou liens de parenté ; des groupes comme on en voit devant certains bars en été, mais point de rires fusant de table en table, au Père-Lachaise ; et si l’on tire éperdument sur sa clope, trois paquets par jour après dix ans d’abstinence, il faut bien mourir de quelque chose, comme un fêtard se contrefichant entre deux bitures de l’état de ses artères, la seule bière autorisée là-bas, dont l’évocation suffit à mouiller les yeux, à brouiller le regard, à faire tituber le brave, repose à dix pas, croulant sous les fleurs, enrubannée d’hommages, non loin du four qui bientôt l’engloutira.

A supposer que ni le couple ni la veuve ne soient visibles, c’est bien le diable _ celui qui se cache dans les détails et sous le lit des enfants peureux _ si l’on ne tombe pas, chemin faisant, sur un grand rassemblement. À peine voilée par la rumeur de la ville, en émerge une voix d’homme, voix qui sans être de basse ou de ténor est néanmoins belle à pleurer : par la grâce de ce qu’elle chante ou psalmodie, de ce qui s’élève à cœur perdu vers l’Éternel. Cette mélopée, l’anime une langue en voie d’extinction. Après que ses derniers locuteurs turcs, irakiens ou syriens se seront éteints, elle ne survivra plus que pour glorifier Dieu, et, le glorifiant, honorer les défunts. A jamais révolu, l’usage profane et quotidien ; trois mille ans après son apparition, bientôt plus personne, dans les rues de Maaloula, ne commandera un kebab en araméen.

Allait-elle entonner le kaddish yatom, le kaddish des endeuillés, cette assemblée contre laquelle, au détour d’une allée du Père-Lachaise, la dernière fois que j’y vins, je manquai buter tête en l’air que j’étais ? Un mur de dos d’hommes en habits sombres, suivi d’un autre, d’un autre encore, et des kippas par dizaines. Certaines, sur le cheveu gris, sur le cheveu blanc se faisaient prunelle, et cette pupille que dilatait la foi m’inspectait, me jaugeait, moi le goy hanté par la Shoah, moi l’intrus à qui l’on fit, d’un geste sec et sans un mot, saisir qu’il était malvenu, ô combien malséant de sa part, eût-il sur lui l’ombre d’un aïeul gazé à Birkenau, tutélaire et bienveillante, d’assister à cet hommage. Un quart de sang juif, un minuscule quart de sang juif, trésor ignoré de tous, ne saurait servir de sauf-conduit pour, suprême irrévérence, fendre la foule innombrable et recueillie. Me faire discret ? Insuffisant. Il fallait être invisible. Lointain. Aussi invisible et lointain que m’y conviaient les 44 hectares du Père-Lachaise ; alors, sans me faire autrement prier, je pris le large et, avant de rejoindre la division 96, but de ma visite, celle où reposent Modigliani et deux de mes arrière-grands-parents, longeai longuement le mur d’enceinte. Si je l’avais suivi de bout en bout, ce que j’aurais pu faire mais jamais ne fis, le temps ne m’a pourtant jamais manqué, et la curiosité moins encore, j’aurais pu retrouver l’endroit exact où Louise-Joséphine Sarazin de Belmont planta son chevalet. Dotée d’un nom proustien, un nom digne d’un salon littéraire couru par le Grand Monde, cette artiste offrit à la postérité, qui l’a quelque peu oubliée depuis, une huile de belle facture exposée au musée des Augustins. Alors que l’œil pourrait se contenter de musarder au premier plan, de sautiller d’une sépulture à l’autre, de sonder le mystère d’un feuillage, l’aspire irrésistiblement _ magie de la composition _ le second où se découvre, dans une trouée que traverse un chemin de terre, une vue de Paris sous Napoléon III : estompée dans le lointain qu’ambre le couchant, Notre-Dame a retrouvé sa flèche, 500 tonnes de bois de chêne et moitié moins de plomb qui partiront cent soixante ans plus tard en fumée jaune et torrents d’argent, notre petit 11-Septembre à nous, un 11-Septembre sans terroristes et sans avion, un 11-Septembre inaccompli, pour ainsi dire, mais diffusé comme l’autre en mondovision. Sur cette bande embrumée occupant une infime portion du tableau, parcelle où l’ocre et le gris figurent, par petites touches, ici le Panthéon, là une cathédrale au faîte de sa splendeur, peu de monuments sont identifiables aujourd’hui. Disparus depuis un bail, pour certains. Palais du Trocadéro, palais d’Orsay, Palais des Tuileries, Palais de l’Industrie, autant de palais ne subsistant plus qu’à l’état d’esquisses, de croquis, de dessins achevés ou de photos pour les plus tardivement démantelés, au désarroi des riverains ayant vu s’abattre et s’évanouir, pierre à pierre, un mur après l’autre, tout un pan magnifié de leur enfance. En contemplant ce Paris vu depuis les hauteurs du Père-Lachaise, l’on en viendrait presque, plaisant anachronisme, à se réjouir de n’y voir point la Tour Montparnasse, hideur architecturale qu’aucun maboule embrigadé n’a encore eu le bon goût de faire sauter. Cela viendra peut-être un jour. A moins qu’un tremblement de terre ne s’en charge, ou un missile balistique russe. Je ne serai alors plus là pour m’en réjouir, et plus personne pour le déplorer dans un rayon de mille cinq-cents kilomètres.

Mais l’on ne va pas au Père-Lachaise pour mater un bout de Paname entre deux marronniers ; la ville n’est pas chiche en belvédères auxquels accéder sans casquer ni se fader trois heures de queue, harcelé par des vendeurs à la sauvette ponctuellement coursés par la flicaille : de s’égailler alors tous azimuts, haies franchies à l’arrache, escaliers dévalés de même, la camelote made in China balancée dans un buisson _ si Allah est miséricordieux, les bleus n’y verront que du feu _ foutue chorégraphie propre à méduser les touristes ; et moi de me navrer, la pitié qu’ils m’inspirent, ces gagne-misère, ces exploités débarqués d’Afrique ou du sous-continent indien, étant logiquement décuplée par leur fuite. Au Champ de Mars comme aux Tuileries, à Montmartre comme au Trocadéro, cette soudaine chasse à l’homme ne peut que prendre aux tripes.

Si le second étage de la Tour Eiffel _ je ne suis jamais monté plus haut, le rétrécissement de l’édifice exposant, j’imagine, et l’imaginer me suffit bien, à une promiscuité accablante à son sommet _ offre un panorama que l’on vient admirer des quatre coins du monde, l’on trouverait néanmoins quelque agrément, afin de s’épargner les incommodités précitées, de faire escale sur le toit des Galeries Lafayette ou celui du Printemps-Haussmann, quatorze numéros plus loin. Sur le premier, il y a vingt ans, je bus un café en compagnie d’une amie, vendeuse au rayon parfumerie, lieu de toutes les tentations olfactives et visuelles pour l’esseulé épris de beauté que j’étais (et si je ne suis plus seul depuis longtemps, la beauté toujours m’ensorcelle). Familier du rez-de-chaussée que je revois baignant dans une harmonie où prédominaient l’or et le blanc, une harmonie céleste, j’ignorais qu’existait un endroit que l’on n’appelait pas encore rooftop, terme promis à un bel avenir et plus plaisant à entendre, assurément, que celui que tous les Ayatollahs du français pur _ ô chimère ! _ ne me feront jamais adopter. Rooftop, rooftop, rooftop : prononcé par un Anglais, ne dirait-on pas le chant d’un batracien ou le clappement assourdi de la pluie expirant, aux Antilles, sur une feuille de bananier ? Sous le charme, l’on aurait presque envie de l’enregistrer pour, plongé jusqu’aux oreilles dans un bain moussant, en savourer, après son labeur quotidien, l’apaisante litanie. Mais « toit-terrasse », nom d’une charogne ! TOIT-TERRASSE ! Qui voudrait s’infliger, repris en boucle, à satiété, ce qui sonne comme une insulte de racaille, une injure de cité ? Quel tympan à peu près sain pourrait le supporter ? Rooftop, donc. Pour l’éternité.

Ce moment passé à siroter un kawa boulevard Haussmann, avec en regard le dôme de l’Opéra Garnier, étrange qu’il ne me soit pas revenu à l’esprit sur le rooftop du Four Seasons Hotel. Ces deux événements pour le moins anecdotiques, sinon insignifiants (sauf pour quelqu’un que l’on vit un jour, sujet au vertige, ramper la sueur au front sur un chemin de montagne, un chemin large d’un mètre cinquante environ que sa bonne amie d’alors parcourut en sifflotant, mains dans les poches), à savoir fouler le toit d’un grand magasin, puis, deux décennies plus tard, celui d’un palace, sept étages d’un côté, onze de l’autre, admirez la progression, ces deux faits auraient normalement dû se télescoper tandis que je découvrais Lisbonne, accoudé au parapet. Ce garde-corps qui m’arrivait aux épaules, seul pourrait d’un bond le franchir un adepte du parkour, un as du saut en hauteur, un athlète qui, joignant au désespoir son explosivité naturelle, s’en irait à son premier essai, ultime doigt d’honneur à la vie, à l’argent, au bonheur assourdissant des ultra-riches, s’écraser sur un transat, au bord de la piscine, ou sur la terrasse du restaurant Varanda. Explosion rouge aux pieds des Australiens de la suite Royale, 16000 boules la nuit, des originaux carburant dès l’aube au champagne, un cru millésimé à la robe assortie aux œufs du petit-déjeuner, leur péché mignon ; mais un péché qui n’aurait plus, après pareil écrabouillage, le même sel ; plus de saveur du tout, en fait. Désormais, quels que soient leur aspect dans l’assiette, leur origine et leur label, tous les œufs resteraient dans le même panier de dégoût, d’irrépressible aversion : les œufs au plat, les œufs mollets, à la coque, brouillés, pochés, les œufs cocotte, et les œufs durs, bien sûr, dont la coquille qu’un coup de cuiller suffit à briser ne pourrait que rappeler, triste réminiscence, le crâne grand ouvert du désespéré.

Né à Lisbonne où il aura passé l’entièreté de sa brève et sportive existence, habitué à vaincre de son vivant les escarpements de Penha de França et à cabrioler de toiture en toiture, s’affranchissant de la gravité avec l’aplomb superbe d’un bouquetin des Alpes, Jorge aurait vu sans déplaisir, une fois libéré d’un corps taillé pour le freerun mais nullement pour les chagrins d’amour, celui-ci reposer en altitude, cinquante mètres au-dessus du niveau du Tage (une paille quand on est mort et que, beaucoup plus tard, rompu aux lois régissant l’Outre-Monde, l’on ira, comme jadis au large chahuté d’Ericeira, joyeusement surfer sur les nuages), au cimetière de son quartier, sur les hauteurs de São João.

Si le toit du Ritz m’offrit, en septembre 2021, mon premier point de vue digne d’intérêt sur la ville, un miradouro comme on dit là-bas, le cimetière de São João m’en révéla un autre, moins frappant selon les normes en vigueur : l’on aura beau écarquiller les mirettes, aucun arc de triomphe, U renversé dans le lointain, ne se révélera sur le ruban céruléen du fleuve, pas plus que ne sera visible, dépassant en taille et majesté les bâtiments alentour, la statue d’un homme d’État, Gouverneur de Lisbonne en 1755 ; l’on serait par ailleurs bien en peine, même avec la meilleure volonté du monde et la myopie la plus aventureuse, de distinguer un pont suspendu émergeant, dentelle écarlate, de la brume au petit matin ; non, rien qui puisse appâter le touriste et s’immortaliser au milieu des clameurs, rien d’instagrammable en apparence, et pourtant…

Le monument au sommet duquel trône, flanqué d’un lion tout aussi imposant que lui, le Marquis de Pombal, et l’arc qui se dresse au bout de la rua Augusta, d’une élégance à laquelle notre Porte Saint-Denis, son aînée de deux siècles, ne saurait prétendre, eût-elle été restaurée vingt fois, s’ils surent flatter mon goût des courbes et des proportions classieuses, ne peuvent rivaliser avec la surprenante polychromie que l’on découvre depuis le cimetière de São João ; depuis son columbarium, plus exactement.

Vu du ciel en plongée verticale comme sous l’œil d’un défunt lévitant au-dessus de ses cendres, apparaît, scindé en plusieurs tronçons, le genre d’escalier dont mes rêves sont friands, un escalier aux marches démesurément longues, surréaliste en un mot comme en cent, ondoyant à fleur d’abîme, un gouffre toujours au bord de m’aspirer avant que ne tintinnabule à cinq heures vingt, une semaine sur deux, l’alarme de mon smartphone. L’escalier, l’abîme et tout le fichu fatras des dangers fictifs de disparaître alors derrière le store abruptement baissé des songes. Rideau !

D’autres fois, venus égayer une nuit que gâtent de trop fréquents réveils, s’évanouissent gestes polissons et regards tendres, faveurs d’êtres charmants, inconnus et familiers pourtant, que je ne reverrai plus. Retour au réel, à l’insipidité du quotidien, à l’écœurant sillon des habitudes et des rituels repris au saut du lit _ pour autant que puisse être appelée « saut » la morne migration des pieds sur la moquette, direction ce vieux meuble où un doigt las fera taire enfin, jusqu’au lendemain matin même heure, le carillon détesté.

Rien de tel à São João lorsque, ayant quitté le surplomb d’un escalier fantasmé, l’on se retrouve au pied de celui-ci. Remisée au rayon des mirages, nonchalamment laissée au bazar des berlues enfantines et des fantasmagories qu’offre un troupeau de cumulus à tout âge, adieu chimère ! Voici que nous domine une succession de ressauts dont Jorge, le malheureux Jorge, n’eût fait qu’une enjambée ; mais sacrilège et fol à lier celui qui s’en irait escalader le mur et gambader sur ses degrés ! Il devrait, l’impie, non seulement faire fi de la solennité du lieu, mais encore ignorer ces petits bouquets plantés dans un vase en forme de godet ou de cornet à glace. Ici, leur floraison factice occulte un nom gravé sur la pierre, là l’ovale d’un portrait sépia, éparpillement auquel le seul hasard semble avoir présidé. Vierges d’inscriptions, des niches sont ainsi distinguées alors que d’autres, hébergeant une urne et ses trois kilos de cendres, n’ont pas même un faux brin de muguet pour les honorer. Cet émiettement chromatique tranchant sur le marbre, il nous suffit de porter notre regard vers l’Est, au-delà d’un étroit secteur boisé, pour le voir étalé d’un seul tenant sur des mètres de toits, de façades, de balcons. Jaune jonquille, orange gazania, vert hortensia et bleu lilas, ce bleu savoureux prisé par les Impressionnistes, sont à la fête, faisant d’un alignement d’immeubles moches un panorama qui n’est pas sans attrait. Bariolez d’arcs-en-ciel le mur d’une prison, d’un abattoir, une cité bien pourrie des quartiers Nord de Marseille, et ce lieu désespérant propagera aussitôt d’autres ondes. Pimpant Feng Shui ripoliné sous les barbelés ! Vibrations festives entre deux tirs de mortiers ! Meuglements déchirants et vociférations en mode ACAB seraient, pour qui ne ferait que passer, moins pénibles à ouïr derrière une fresque aux tons LGBT. Mais pour le bovin traîné vers l’équarrissage, le faux-monnayeur condamné à perpète ou le chouf à cran de la cité des Campanules, les yeux rougis par trop de bédave et de guet, le bénéfice serait pour le moins négligeable.

Tourné vers ces bâtiments quelconques sublimés par la couleur et la distance, leur faisant face avec, à ma gauche, le columbarium, faux escalier constellé de fleurs artificielles, me frappa leur ressemblance. Ici comme là-bas, empilés sur sept niveaux, des rectangles par dizaines, logements sociaux d’un côté, niches cinéraires de l’autre, charmant vis-à-vis pour les habitants du lieu. Après avoir vécu des années les uns sur les autres, ils ne seront pas dépaysés s’ils se font incinérer. Seule différence, unique avantage : la tranquillité. Finis les scènes de ménage du vendredi soir, le coït rédempteur du dimanche matin et autres concours de décibels à huis clos. Du silence ! Enfin ! Piètre réconfort pour qui aura pris en aversion, avant de clamser, le bricoleur fou d’à côté. Francisco et Miguel, locataires au cinquième étage du grand bâtiment jaune, escalier C, se retrouveront peut-être dans des niches adjacentes, sur les hauteurs de São João ; voisins à perpétuité après avoir été à marteaux tirés durant vingt ans. Qu’on l’appelle « Belzébuth », « Allah », « Chupanouglou » _ « Celui dont on prononce le nom en claquant des dents » _ ou simplement « Dieu », le hasard, avec ou sans majuscule, peut se montrer malicieux.

Ce paysage urbain manquant, au bout d’un moment, singulièrement de variété, je finis par pointer mon objectif ailleurs, là où s’entassaient au bord du fleuve des boîtes d’un ton plus soutenu que celui des immeubles. Cette zone, je l’avais traversée plus tôt dans la journée ; plaisir de la redécouvrir sous un autre angle, même à demi masquée par des ifs. Aucun bruit n’était audible et l’immobilité la plus totale semblait y régner. Illusion. Je savais pertinemment qu’il me suffirait de revenir sur mes pas, reprenant à rebours l’avenue désenchantée qui m’avait mené jusqu’au cimetière, puis, parvenu au bas d’icelle, de tourner à gauche, pour assister dans un réjouissant festival de bruits industriels, cliquetis, roulements, grincements, sonneries et sifflements variés, à l’extraction d’un conteneur d’un empilement bigarré qu’en un temps record le ballet des portiques éclaircirait. Ce patchwork colossal, je n’aurais pas assez de mes deux yeux pour admirer son transfert, trois minutes montre en main par caisse, depuis le pont du navire jusqu’au quai où, sans attendre, lui aussi monté sur rails, un autre engin prendrait le relais. Du grand art.

Levant le nez j’apercevrai, penché dans sa cabine à cinquante mètres d’altitude, ombre lente casquée de blanc, un homme à propos duquel l’expression « avoir un compas dans l’œil » prendrait tout son sens ; plus qu’un compas en vérité : tout l’arsenal d’un arpenteur.

Ne craignant point les comparaisons hasardeuses, je l’imagine sans peine, ce magicien du treuillage, ce sorcier du déplacement millimétré, officier comme artilleur et ravager les premières lignes russes au-delà du Dniepr, un trident cousu sur la manche. Rigueur, précision, concentration, dextérité, sang-froid : toutes qualités qu’un grutier émérite nommé Viktor Coelho, Portugais par son père, Ukrainien par sa mère, exprimerait vaillamment sur le champ de bataille entre Kherson et Koupiansk. Et pourquoi pas jusqu’à Moscou ? À Dieu vat ! Jusqu’à Moscou, soyons fou, soyons brave, soyons vainqueur, le fer porté tous azimuts jusque dans ces ports où dut un jour, au temps de la concorde, lorsque mouillait encore à Monaco le yacht d’un ami de Poutine, transiter un conteneur déchargé à Lisbonne : Baltiisk, Novorossisk, Oust-Louga, Vostotchny et Saint-Pétersbourg, évidemment, capitale des Tsars et des Beaux-Arts, joyau de la Baltique. Du Tage à la Neva, combats d’un enfant du Fado : pour sûr, la biographie d’un tel homme serait riche en péripéties, mais j’aurais beau l’imaginer, rêver à n’en plus finir sa route héroïque à travers steppe et taïga, chaque arpent recelant un piège susceptible de décheniller un char, de pulvériser un escadron, nul doute que Viktor Coelho, insoucieux du sang outragé irriguant sa carcasse, poursuivrait sa tranquille et néanmoins vertigineuse existence, une noria de camions lilliputiens processionnant au ralenti sous ses yeux. Semaine après semaine, au gré des amarrages, seraient grâce à lui convoyés aux quatre coins du Portugal vêtements turcs, saumon norvégien, circuits intégrés japonais, origan grec et vibromasseurs chinois (premier exportateur de Covid-19, l’Empire du Milieu a aussi le monopole des sex-toys) et mille autres produits plus ou moins dispensables dont Viktor, royalement perché dans sa cabine, ne se soucierait guère ; qu’importe la nature du fret pourvu qu’on sache où le poser.

Consciencieux, concentré, maniant ses deux joysticks avec doigté, il retrouverait l’exaltation, mais cette fois-ci feutrée, assourdie, canalisée de l’enfance lorsque, allongé par terre dans sa chambre, il empilait ses Lego sur un rafiot qui chavirait inexorablement à l’heure du bain. Larmes. Colère. Frustration. Vingt ans plus tard, il serait au septième ciel après avoir gravi les deux-cents barreaux d’une échelle à crinoline, déjeunant sur le pouce et pissant dans une bouteille qu’une fois sur deux il oublierait de redescendre. Huit heures par jour, il n’y en aurait que pour son métier, sa vocation, son sacerdoce. Huit heures durant, tout ce qui sortirait du cadre strict des tâches à effectuer et du périmètre de leur application serait ignoré. Qu’une armada de vieux gréements, deux ou trois mâts, voiles et haubans, soit déployée pour rendre hommage à Vasco de Gama, soyez certain que Viktor n’y prêterait pas la moindre attention. Le plus gros paquebot du monde cornant au large du haut de ses vingt ponts aurait-il plus de succès ? Pensez-vous ! Pour distraire Viktor de son travail, le caractère exceptionnel d’un événement ne saurait suffire ; il devrait être aussi catastrophique et s’inviter, par son ampleur, inopinément sur les écrans du monde entier : BREAKING NEWS de l’Islande à l’Alaska, aucun fuseau horaire ne serait épargné. Un naufrage XXL, par exemple, retransmis en direct par 7000 pékins désespérément cramponnés à leur smartphone, comme si cet appareil allait, à l’heure fatidique, quelques minutes avant la pesée programmée d’Anubis, révéler sa fonctionnalité ultime et jusqu’alors cachée, susceptible _ ne me demandez pas comment _ de leur sauver la peau, insondable magie du progrès. Ou mieux encore : après qu’un séisme de magnitude 8 aura fait chanceler la grue chérie de Viktor, coup de grâce d’une vague de trente mètres balayant la côte, culbutant les bahuts, éventrant les caisses bleu de Prusse, Garance ou vert Cobalt et dispersant leur contenu comme au premier jour des soldes, les mêlant, les combinant, les enchevêtrant au gré des trajectoires, jusqu’à étaler de la tapenade sur des tapis d’Ispahan et propulser une poupée gonflable au volant d’un SUV allemand, ah quelle apothéose mes amis ! Quelle apothéose ! Et Viktor Coelho, dans ce merdier cataclysmique, trouverait une fin digne de son caractère et de sa lignée, droit dans ses pompes de sécurité, rivé à ses commandes, stoïque, en un mot, comme put l’être en son temps, un siècle et quelques marées plus tôt, Edward John Smith, l’infortuné commandant barbu du Titanic.

Mais le spectacle qui me captiva le plus, ce jeudi 24 mars en fin d’après-midi, alors que je m’apprêtais à quitter le cimetière de São João, il est douteux que le grutier à la manœuvre au bord du Tage l’eût remarqué (et peu importe, après tout, que cet homme se prénommât Luis plutôt que Viktor, et n’eût, contrairement à mézigue, pas une goutte de sang ukrainien dans les veines). S’il s’était agi d’un lâcher de montgolfières, encore, ou d’un concours de cerfs-volants, combien de clameurs enjouées de bas en haut de la colline ! Soudain dépossédés de leur morgue managériale, des regards plus habitués à fusilier autrui dans un open-space se seraient momentanément perdus dans les airs, suspendus à ces chorégraphies qu’enfant nous rêvions d’animer, et que nous dirigions éperdument, la nuit venue : grand consolateur de nos terreurs diurnes, le marchand de sable était passé. Mais de cette féérie qui aurait fait du ciel un tableau de Miró toujours changeant, de ces objets multicolores s’élevant avec majesté ou virevoltant au bout d’un fil, aucune trace. Qu’avais-je bien pu voir de si prenant _ et de si peu remarquable, en même temps, puisque moi seul semblais m’en délecter, scotché sur place ? Une nouvelle apparition mariale ? Un ovni triangulaire en perdition ? La réalité, que l’honnêteté m’empêchera toujours d’enjoliver, est beaucoup plus triviale. Elle tient en deux syllabes : pigeons. Oui, PIGEONS, messieurs-dames. Comme les oiseaux, pas les gogos arnaqués dans les lieux touristiques. Des pigeons biset, pour être exact, volatiles des plus communs mais ne se contentant point, cette fois-ci, de tournicoter en ordre dispersé, bec au ras du sol, sustentant ainsi ce balancement grotesque qui ne cesse que lorsqu’ils somnolent, vautrés dans la poussière, ou gisent tripes à l’air au milieu de la chaussée. D’une certaine manière, ces pigeons rachetaient l’aversion dont ils sont l’objet en m’offrant, sur fond d’azur et d’immeubles bariolés, un show dont je ne me rappelle pas avoir déjà vu l’équivalent (et Dieu sait pourtant si je les observe, ces réprouvés, joignant à la compassion qu’ils m’inspirent un attrait pour les tons divers de leur plumage, un plumage où le gris prédomine _ et dans ce gris même, combien de nuances à la Soulages !), numéro de voltige auquel prenaient part une cinquantaine d’individus admirablement coordonnés : ils fusaient dans un sens, puis dans l’autre, disparaissant à droite, réapparaissant à gauche, se jouant avec maestria des obstacles, sans autre motif, aurait-on dit, que la pure joie de voler ; une allégresse qui s’exprimait en silence, sans ces piaillements qui nous signalent, au crépuscule, le vol pagailleux des martinets, un silence à ce point singulier qu’il me parut avoir aspiré tous les bruits environnants. Dans leur sillage s’éteignait la cacophonie d’une zone urbaine que traversait par instant le ruban muet d’un express. Puis un dernier passage, ailes à la verticale, avant dispersion et retour à l’errance ordinaire. La durée de ce show aérien, je ne saurais l’estimer. Cinq minutes ? Dix ? Douze ? Une parade hors du temps.

Lorsque fut venu celui de traiter les clichés pris le jeudi 24 mars, un zoom sur chacun des pigeons, croix d’argent que frappait le soleil déclinant, me révéla, sur une dizaine d’entre eux, des marques écarlates recouvrant tout le dessous des ailes. Et il me vint à l’esprit, un esprit porté à l’extravagance mais que traversent parfois des intuitions venues d’ailleurs, que s’étaient mêlées à ces oiseaux, parias pourchassés par les enfants, vilipendés par les adultes, les âmes inapaisées du cimetière de São João.

--

--