Stéphane Barthe
4 min readDec 4, 2022

--

Lisbonne 2, 8–13 novembre 2021

En sortant de la Casa Oliver, dépaysante et calme maison d’hôtes derrière les murs de laquelle s’égrènent des chuchotis au petit matin, murmures sibyllins pour qui ne parle pas portugais (et captant comme en rêve ces marmonnements énigmatiques, j’aurais pu croire que l’on complotait derrière ma porte, que s’échafaudait, à l’heure du jus d’orange et des croissants, quelque conspiration d’importance, mais aucun dictateur lusitanien à abattre, en cet automne 2021, nul nouveau Salazar à déboulonner : seul aurait pu être renversé, apporté à des horaires aussi variables que mon humeur au saut du lit, le plateau du petit déjeuner), en sortant du 25 Praça do Principe Real, trois options s’offraient à moi pour parfaire l’exploration d’une ville initiée en octobre : prendre à droite, à gauche, ou s’en aller tout droit en traversant la place ; tout droit, à quelques détours près. En louvoyant entre les façades tapissées de faïence, ces azuléjos souvent magnifiques (mais susceptibles de filer de l’herpès à qui aurait pris en horreur le carrelage de sa salle de bain), l’on finit par atteindre le fleuve ; sur son bleu plus soutenu que celui des façades vont et viennent en ordre dispersé vieux gréements, caboteurs et bateaux-bus génialement baptisés Lisboat.
Vers la gauche, suit-on les rails du tramway sans dévier de la voie principale, que celle-ci honore un roi, la Miséricorde, ou plus modestement quelque arbrisseau de chétive apparence, après maints miroitements surpris dans la trouée d’une rue que le linge ensoleille, que font mine d’égayer, pépiant aux balcons, d’infortunés serins en cage, l’on parvient là aussi au bord du Tage.
A droite, enfin, au premier carrefour, non loin du jardin botanique que j’aurais pu visiter à l’œil _ l’œil d’un sniper un peu concierge qui me fit supputer, derrière un centre de vaccination, un itinéraire bis sans guichet ni barrière, un chemin connu seulement des initiés, lequel m’aurait mené parmi des végétaux dûment référencés, un jardin d’un ennui mortel alors que j’affectionne ce qui pousse à la diable, l’arbuste fou sans étiquette, ignorant son nom et m’en contrefichant, voilà qui explique en partie pourquoi je revins sur mes pas sans franchir la frontière immatérielle que mes scrupules avaient tracée _, à droite enfin, c’est l’aventure.
Ah ! L’aventure ! L’aventure, cela consiste à suivre le fracas délicieux d’un tramway, roulement qui va en s’estompant jusqu’à n’être plus, là-bas, qu’un cliquetis vite avalé par la rumeur plus dense de la ville ; le suivre comme on suivrait quelque animal de légende, imposant et débonnaire, promenant sa carcasse dans des tons jaunes ou lie de vin, puis, par le jeu d’une fantaisie possédant ses propres lois, ses propriétés particulières, bifurquer vers une piste cyclable. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une ruelle aux trottoirs biscornus, aux balcons pavoisés de draps, comme il s’en trouve tant à Lisbonne ? Bien malin qui pourrait le dire. Sa couleur, peut-être, touche agreste sur le gris funéraire du bitume. Ce ruban large de deux mètres environ, je le longeai comme le bras fantasmé d’une rivière, un ruisseau où se seraient mirés mille arbres dans l’éblouissement du printemps revenu ; et de méandre en méandre, de ligne droite en ligne droite, je me retrouvai devant un édifice qui me causa, sitôt découvert, la même joie que l’aqueduc des Eaux Libres trois semaines plus tôt, un plaisir esthétique que les tours d’Amoreiras, dans leur genre futuriste où le verre a la part belle, sont elles aussi à même d’inspirer.

Ces deux monuments, l’aqueduc des Eaux Libres et le second apparu tel un mirage entre deux cyclistes filant tout droit sans un coup d’œil à gauche — l’émerveillement, comme le reste, souvent s’émousse au fil des ans — n’ont pas grand-chose en commun. L’un enjambe la vallée de l’Alcantara, dressant, majestueux, 35 de ses arches entre ciel et terre, presque autant que de ponts sur la Seine ; l’autre, en ses parties les plus élevées, ne doit pas dépasser 15 mètres, une broutille. L’édifice en question, quoique faisant partie d’un complexe étendu sur plusieurs hectares, visiblement, effaçait par son allure tous les bâtiments environnants : deux petites tours au sommet desquelles il m’eût paru tout naturel de voir surgir, arcs et muscles bandés, des soldats d’antan ; deux tourelles encadrant un portail que surplombaient trois fenêtres de style gothique. Sous mes yeux subjugués se dressait un château, mais un château singulier, sans douves ni pont-levis, au mur d’enceinte couleur saumon, un château bien éloigné de ceux du Val de Loire et des rustiques citadelles occitanes, un château devant lequel se tenaient en survêtement uni, noir, bleu, rouge, couleurs d’une république éteinte, trois silhouettes immobiles, mains dans les poches _ « curieuse dégaine pour visiter un lieu chargé d’histoire » pensai-je avant d’aussitôt me ressaisir, « il est bon que la culture s’adresse à tous, sans distinction de milieu social ni d’origines » _, un château qui, d’associations en souvenirs exhumés au forceps, m’en rappela un autre, lilliputien, trouvé un 25 décembre au pied du sapin : ces deux tours crénelées en étaient, quarante-cinq ans après, la copie grandeur nature. Longeant le mur que le soleil de la mi-journée rendait plus rose encore, une teinte de conte de fées ou de parc d’attraction, je parvins au coin de l’enceinte, et le rose Disneyland soudain se mua en gris béton ; nulle tour d’angle, à présent, mais un mirador ; et, sur le mur moche ainsi révélé, une clôture infranchissable. Positionné comme je l’étais, avec dans mon dos le Palais de Justice, je vis s’approcher à basse altitude un vol Emirates pris un instant, une seconde à peine, dans le réseau des barbelés, un symbole d’évasion que ne pouvaient qu’entendre, et peut-être apercevoir, croix blanche entre deux barreaux, les damnés de la prison de Lisbonne.

--

--