Stéphane Barthe
4 min readDec 25, 2021

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Lisbonne 1, 18–21 octobre 2021

J’en connais qui, même pour une escapade aussi courte _ surtout pour une escapade aussi courte _ auraient balisé leurs excursions comme on planifie ses obsèques : sans omettre un détail, de la couleur du capiton au trajet jusqu’au cimetière, circuit où figureront, pour certains épicuriens, restaurants étoilés et clubs libertins ; ultime hommage aux si prisées _ et regrettées _ nourritures terrestres. Il est, de notre vivant, des pèlerinages plus austères.
Sans doute les voyages très organisés que je fis, enfant, en compagnie de mes parents, m’ont-ils prémuni contre ce genre d’excès. À Monaco comme à Marseille, naguère, et cet automne à Lisbonne (mais un automne ayant, au bord du Tage, tous les atours de l’été), je laissai Hasard et Fantaisie, duo libérateur, me prendre par la main, et guider mes pensées.
Ainsi allai-je le nez au vent d’un quartier l’autre, sans plan, sans GPS, sans demander mon chemin à quiconque (quel chemin, d’ailleurs, se faire indiquer quand notre seule destination sera, beaucoup plus tard, l’hôtel que l’on vient de quitter ?), au petit bonheur pour ainsi dire, ou plutôt au grand, au merveilleux bonheur de découvrir, ignorant ce qui m’apparaitrait au détour de telle rue, au coin de tel pâté d’immeubles, les uns vétustes, écaillés, fenêtres murées, par le grand couteau du temps, et d’autres, à l’inverse, d’une modernité triomphante, rutilant de tous leurs miroirs gorgés de ciel où, devant un open-space aux trois-quarts vides, régulièrement se reflète un avion.
À la proue d’un de ces vaisseaux antiques, souvenir d’une ère _ bénie soit-elle _ où les tramways n’étaient pas encore tagués et ne risquaient point, ainsi peinturlurés, de renverser une trottinette électrique, à l’avant d’un de ces vestiges, occupant, bras écartés, toute la longueur d’un balcon, un gros chat jaune me souriait à pleines dents. Sourire d’escroc. De beau parleur. Ou d’affiche électorale. Un sourire que l’on n’oublie pas. Ce chat m’était familier : je l’avais déjà vu à Paname, rayonnant en surface _ parfois même au-dessus des toits, son corps replet muni d’ailettes, en lévitation sous une cheminée _ comme en sous-sol : durant sa réfection, l’échangeur de Châtelet-les-Halles, qui continuait à drainer des centaines de milliers de voyageurs, n’avait pu y échapper. L’histoire ne dit pas si le félin jaune citron, toujours aussi jovial sur le gris souris du béton, avait rempli sa mission : dérider d’autres catégories de passants que les amoureux de l’Art urbain et les enfants…
Dès ma première heure de vadrouille photographique à Lisbonne, M. Chat _ tel est son nom _ m’ouvrait les bras. Tout un symbole. Car dans cette posture mimant, coïncidence ou volonté de son auteur, celle du Christ-Roi d’Almada, c’est la ville tout entière qui m’accueillait, une ville ô combien riche de ses contrastes et forte de son effondrement passé. Si la résilience était une ville, c’est au bord du Tage qu’elle s’épanouirait. Une ville où l’on peut, d’une ruelle serpentine et pentue où fleurissent tags et graffiti, en quelques enjambées passer dans une artère que le Luxe a choisie pour vitrine ; une ville où nous est faite, surplombant un alignement de masures, l’offrande d’un édifice échappé de Cyberpunk 2077 ; une ville, enfin, que vingt-neuf heures de marche en quatre jours ne me permirent d’explorer que de façon très fragmentaire : des fameuses sept collines, seules deux ou trois mirent mes mollets à l’épreuve, et du pont suspendu je ne distinguai que la silhouette. Depuis le toit du Ritz _ monumentales, ses quatre lettres me furent bien des fois comme un phare lorsque je me croyais, sinon irrémédiablement perdu, du moins condamné à louper l’heure éminemment sacrée du dîner _ ou depuis l’aqueduc des Eaux Libres, point de vue non moins vertigineux que le précédent découvert en contrebas d’un quartier pavillonnaire, le pont du 25 avril m’apparut telle une fantasmagorie, effet conjoint de l’été indien et de l’excellent vin portugais, divine révélation pour moi (il fallait bien que ma peur de l’avion, réactivée à six jours d’intervalle, trouvât quelque compensation).
Ce mirage d’acier yankee gagnerait en matérialité dix-huit jours plus tard à la faveur d’un nouveau voyage. Dix-huit jours d’attente pour le voir enfin de près, à quasiment le toucher, ce chef-d’œuvre sorti du fleuve en 1966 : une paille pour qui, bien que vivant depuis toujours en région parisienne, ne visita la tour Eiffel qu’à l’aube de la quarantaine. Pourvu cette fois de repères spatiaux-temporels acquis à la faveur de mes précédents vagabondages, j’admirerai tout à mon aise le majestueux ouvrage en surplomb. Délaissant momentanément mes appareils, je suivrai des yeux, voile rouge, coque en bois, lignes d’un délicieux anachronisme, une embarcation comme surgie du passé ; à son bord, des garçons et des filles que je verrai rire, à défaut de pouvoir les entendre, un jeune et joyeux équipage disant à qui visitait pour la première fois Lisbonne, mieux que tous les paquebots venus non loin s’amarrer, qu’il est une ville où il fait bon vivre _ et se perdre à la tombée du jour, malgré l’heure approchante du dîner.

(Les photos que j’ai prises à Lisbonne sont visibles ici)

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