Le jour où j’ai failli rencontrer Houellebecq

Stéphane Barthe
3 min readJun 3, 2018

Novembre 1998. Mon père patientait à la caisse d’un marchand de journaux où il avait ses habitudes, rue de la Convention. Malgré le froid, j’attendais dehors qu’il eût acheté Le Monde, rituel d’une retraite intellectuellement riche qu’enchantait entre deux SAS la lecture de Saint-Simon. L’avait précédé à l’intérieur du magasin la silhouette un peu voûtée d’un homme encore jeune que j’avais tout de suite reconnu. Tenu au fait de l’actualité littéraire par son quotidien favori, mon père avait dévoré Les particules élémentaires paru à la fin du mois d’août. N’importe qui, à sa place, eût longuement hésité _ et raté du même coup l’occasion en or ainsi offerte _ à féliciter l’auteur d’un roman dont le succès critique et populaire ne se démentait pas. C’était il y a vingt-trois ans, une éternité à l’aune des avancées dans le domaine des nouvelles technologies. La mode n’était pas encore aux selfies pris au bord de l’extase avec une célébrité abordée sans sommation, et celle-ci pouvait encore faire ses courses sans que cinquante photos d’elle en train de choisir du PQ circulassent dans la minute sur les réseaux sociaux. En fait de « réseaux », en ce temps béni où les seuls piétons susceptibles de se manger un lampadaire étaient les lecteurs compulsifs dans mon genre, l’homme de la rue n’avait entendu parler que des mafieux. Rien qui pût le concerner de près ou bouleverser son existence, à moins d’habiter en Corse ou à Marseille. Les encore rares possesseurs de téléphones portables ne pouvaient que téléphoner, les malheureux, ce qui limitait leur utilisation dans le RER. Pour qui n’aimait pas lire, avait oublié son recueil de mots fléchés et voyageait seul, l’ennui était encore un mal incurable en cette double fin de siècle et de millénaire. Mon père, qui n’était pas n’importe qui, et surtout pas moi, timide à l’excès, avait gratifié son prestigieux voisin d’un sonore Bonjour Monsieur Houellebecq ! qui m’avait pétrifié tout aussi sec sur mon bout de trottoir. Trois minutes s’étaient écoulées, d’une lenteur accablante, cent quatre-vingts secondes interminables durant lesquelles mon père avait complimenté en long, en large et en travers la vedette de son quartier. Statufié devant un présentoir de cartes postales que je n’avais jamais considérées avec autant de ferveur, j’avais retenu mon souffle, priant le ciel pour que mon père ne gueulât point mon prénom. J’étais redevenu le petit Stéphane de 6ème mort de trouille à la seule idée d’être appelé au tableau, car mon père, après m’avoir désigné au futur lauréat du Goncourt 2010, n’eût pas manqué de lancer avec emphase, sur ce ton affectueux pimenté d’ironie dont il n’était pas avare : Voici mon fils, il écrit aussi. Grâce à Dieu, si mon prénom n’avait pas franchi le seuil du magasin, la phrase tant redoutée n’avait pas davantage été prononcée. Le Monde à la main, mon géniteur était ressorti comme il était entré dans le sillage du Grantécrivain : l’œil pétillant et le sourire aux lèvres. Je n’avais quant à moi recouvré un semblant de quiétude qu’une fois raccompagné au métro, cent mètres plus loin, cent mètres qui m’avaient paru en contenir dix fois plus, comme dans ces cauchemars où, gravissant un escalier, l’on en voit le terme reculer à mesure que l’on avance, une horde d’ennemis sans visage à nos trousses.

((Extrait d’un ouvrage inédit)

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