Le grand incendie

Stéphane Barthe
17 min readApr 27, 2019

(Extrait d’un ouvrage inédit)

Ce jour-là, j’avais décidé de ne pas aller à la plage. Le temps était radieux, pourtant, seule variant l’humeur du mistral qui faisait tinter tous les haubans du port, mais un départ trop tardif avait douché mon désir d’embruns. Si plaisantes soient-elles, certaines activités réclament une certaine durée pour que je m’y lance à corps éperdu. Ce « moment présent » dont je devrais idéalement me satisfaire, n’est jamais plus lointain, plus hors de ma portée, qu’en ces occasions. Dédaignant deux heures de plage, je fis une croix définitive, ce 10 août 2016, sur l’enchantement d’une brasse bien au-delà de la seconde rangée de bouées jaunes, quand la foule barboteuse et criarde n’est plus qu’une rumeur colorée, un tumulte assourdi de jeux aquatiques, de joutes légères, que je serais revenu fendre une heure plus tard, fourbu et heureux. Puis j’aurais rejoint mon lit de gravillons, ce granulat cendré beaucoup moins incommode que d’aucuns le prétendent. Enfant, j’aurais haï cet endroit, toute ébauche de construction étant vouée à s’effondrer, car l’on ne peut, sur ce rivage hostile aux châteaux lilliputiens, que bronzer ou fumer la chicha sous l’œil d’un trio de légionnaires patrouillant, impavides, le doigt sur la détente.

Ce jour-là, je ne suis pas allé à la plage.

Mes appareils photo en bandoulière, je descendis jusqu’au Vieux-Port, un kilomètre en pente douce et de dure misère affichée à intervalles terriblement rapprochés. C’est à qui, assis à même le trottoir ou sur le rebord à peine moins crasseux d’une supérette, saura capter l’attention volatile du passant, voire le captiver par un grand dessin au pastel tracé sur le sol avec une patience, une obstination, une ténacité qui forcent le respect, un dessin que l’on retrouvera le lendemain, aussi délavé qu’une photo oubliée depuis des lustres dans une demeure très ancienne. Ce jour-là, en descendant la Canebière depuis l’église des Réformés, l’on aura toutes les chances de recroiser un peu plus bas, un peu plus haut, mais sensiblement dans la même zone, le même jeune homme en train de colorier un espace où les yeux ne se posent d’ordinaire que contraints et forcés, le même Sisyphe aux doigts bariolés que la veille, absorbé, cheveux en bataille et chemise à carreaux, du matin au soir dans l’œuvre éphémère. Enchanter la ville, à genoux sur le bitume, sans compter ses heures, attire forcément la sympathie, et des oboles en plus grand nombre. Pour tous les autres, il ne s’agissait, faute de quelque talent à exposer, que de tuer le temps de la façon la plus simple qui fût : en ne faisant rien, ou presque. Cette femme d’un certain âge, par exemple, qui passait ses journées à lire, j’aurais bien aimé savoir quels auteurs revigorants la maintenaient à flots, mais pour cela il aurait fallu lui parler. Simplement lui parler. Ce livre posé sur ses genoux, dont je ne pouvais deviner le titre, j’imaginais que ce pût être le Manuel d’Epictète ou un recueil d’aphorismes de Cioran, mais sans doute n’avait-elle qu’un roman très ordinaire entre les mains, l’un de ces best-sellers hexagonaux à l’intrigue aussi légère que le titre, farcis de guimauve et de retournements improbables. Tout est bon, parfois, pour s’évader.

Nettement plus âgée qu’elle, une autre femme squattait un bout de trottoir, non loin de là. Bien qu’une borne « Livre-échange » se trouvât de l’autre côté du boulevard, sur un terre-plein que contourne le tramway, une structure en forme de girafe dans laquelle chacun est invité à déposer les livres dont il veut se débarrasser _ pas plus de chef-d’œuvre parmi ces derniers que dans une brocante _ elle ne lisait jamais. Sa seule occupation semblait être un épouillage en règle de toute sa personne. Plus d’une fois, je la surpris en train de fourrager frénétiquement sous ses jupons, peu soucieuse de l’attention mêlée de dégoût qu’on pouvait lui porter. Lorsque j’eus glissé une pièce dans le creux de sa main surgie un instant plus tôt des profondeurs, elle grommela une manière de remerciement, puis repartit en exploration. Malgré la dureté d’une existence dont ne m’étaient dévoilées que des bribes, son visage avait gardé, encadré par une chevelure nattée de crasse, un charme indéniable, et c’est sans effort que je la projetai, rajeunie d’un demi-siècle, sur le parquet d’un dancing enfumé, faisant tourner les têtes, et son beau cavalier d’un soir.

A cent mètres du Vieux-Port, bien avant d’atteindre la place du général de Gaulle, je percevais distinctement, même au plus fort de la journée, quand le vacarme humain le dispute à celui des machines, crispant, exaspérant, aussi haïssable qu’un raclement de semelle sur l’asphalte ou le goutte à goutte d’un robinet à l’heure de la sieste, le tintement rageur de quelques centimes d’euros dans une boîte en fer-blanc. Ce bruit lancinant qui me vrillait les nerfs, je l’entendis ce 10 août comme les jours précédents, et tous ceux qui suivirent jusqu’à mon départ, litanie sans paroles d’un vieil unijambiste _ ou supposé tel _ assis toute la sainte journée dans son fauteuil roulant. Toujours à la même place, il faisait partie du paysage, tel un élément de mobilier urbain, à l’instar du manège, vingt mètres plus loin, dont ses cliquetis semblaient rythmer les tours. Quelques mois plus tard, en revisitant l’endroit sur Google Street View, qui vis-je, immortalisé, les traits floutés, à l’angle d’un bâtiment désaffecté ? Le gars en question. Il doit y être encore.

Lorsqu’on descend la Canebière, l’abondance de choses à voir à hauteur d’homme nous dispense de regarder le ciel, un ciel que l’on sait bleu de toute éternité, un bleu que lacère parfois le sillon blanc ou doré d’un avion, et qui, après nous avoir ébloui dans la trouée du Port, moutonne allègrement au-delà du Frioul. Ce mercredi après-midi, je m’aperçus assez vite que quelque chose ne tournait pas rond. Progressant vers l’est, un nuage brunâtre envahissait une large portion de ciel, ne laissant du bleu splendide qu’une bande étroite. Plutôt discret depuis mon arrivée, le mistral s’en donnait à cœur joie dans les mâtures. Quoique ignorant tout des subtilités de la météo marine, je doutai qu’il pût s’agir là d’un orage en formation. Les familiers du lieu n’avaient pas l’air de redouter un déluge. Assis sur le quai, jambes pendantes, ils continuaient à pêcher, maniant avec dextérité un fil de nylon qui coulissait entre leurs doigts. L’on eut tôt fait de combler ma curiosité : Y a un gros incendie à Vitrolles. Et une main nonchalante de s’agiter vers l’origine approximative du sinistre. Vitrolles… Je me rappelais que cette ville fut un temps dirigée par le Front National, mais quant à la situer sur une carte… Et… C’est loin ? Un vigoureux haussement d’épaules : Oh non ! Seulement douze kilomètres ! (En cherchant plus tard sur internet, je trouverai la distance exacte : 21 km à vol d’oiseau, et 25 km par la route. Autant dire que la légendaire exagération marseillaise marche dans les deux sens). Fasciné par ce nuage de mauvais augure qui léchait les remparts du fort Saint-Nicolas, je me précipitai vers le Pharo afin d’avoir une vue plus dégagée. Il était presque dix-sept heures, je n’étais pas allé à la plage, je suais à grosses gouttes, mes appareils me battant le torse, et j’étais aux anges. Ce n’est pas tous les jours qu’un reportage photo vous tombe ainsi du ciel.

Lorsque j’arrivai au pied du Monument aux héros et victimes de la mer, groupe statuaire auquel je n’avais jusque-là prêté qu’une attention médiocre, tourné que j’étais, obstinément, passionnément, vers le spectacle jamais lassant pour moi des départs à pleine voile ou des retours chahutés dans le sillage d’un ferry corse, je fus saisi par l’ampleur du désastre. Né derrière une ligne de crête surplombant l’Estaque, le brasier n’en finissait pas d’enfanter ce nuage qui donnait au port autonome un air de docks noyés dans le fog. Électrisé par le spectacle, je bouillonnais d’excitation, et me revinrent en mémoire ces vers de Baudelaire que je pensais avoir oubliés : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis (…). A mille lieues de gémir, je jubilais en sourdine ; quant à l’ennui, il n’était ni long ni bref, il n’existait tout simplement pas. Comment diable s’ennuyer devant pareille féérie ? A la pointe du Pharo, je contemplais, tourné vers le nord, l’inexorable avancée d’une nuée qui laissait parcimonieusement filtrer un soleil d’outre-tombe, un soleil aussi translucide qu’une lune en plein jour, à croire que les cinq milliards d’années qui nous séparaient de son extinction venaient d’être effacées, abolies par une Volonté supérieure. C’est en vain que nous eussions tenté de fuir l’inéluctable. Aucune échappatoire ! semblait hurler derrière moi l’homme de bronze de toute sa hauteur menacée par les flots. Soutenant de son bras gauche le poids mort d’un compagnon d’infortune, il essayait, du droit dressé vers le ciel, la main grande ouverte, d’attirer l’attention de quelque embarcation providentielle, mais quel fou les eût pris à son bord, ces deux-là, sous l’orangé apocalyptique de l’astre déclinant ?

Hormis le jour de son inauguration en 1923, jamais ce groupe statuaire n’aura été, j’imagine, scruté avec autant d’intérêt qu’en ce 10 août 2016. Mus par une exaltation chuchotée en divers idiomes inconnus de moi, et comme saisis par une ferveur sacrée, ils étaient une quinzaine à tourner autour du monument, cherchant, portable en main, le meilleur angle par quoi, via une diarrhée de pixels surexposés, récolter un maximum de like sur les réseaux sociaux. Reflex en main, je me joignis au rituel de cette fin d’après-midi, évoluant à mon rythme comme au pied d’un totem, avec lenteur, sans cette frénésie gestuelle qui s’était emparée de mes voisins de hasard.

Le mistral ne faiblissait pas. Loin devant, l’Estaque s’estompait dans un brouillard grège, tous contours abolis ; le viaduc de Corbière, bien visible en temps normal, avait perdu ses arches dans une vapeur hamiltonienne. Quand je fus certain d’avoir obtenu des deux marins en surplomb tout ce que je pouvais en attendre, je sus qu’il était temps d’aller pointer mes objectifs ailleurs, plus haut sur la corniche.

La vue d’un bateau-pilote malmené par les flots laissait présager une plage quasiment déserte. Ce n’était certes pas la grande affluence sur celle des Catalans, j’aurais pu m’y aventurer les yeux clos sans trébucher contre un corps tous les dix mètres, mais l’on dénombrait tout de même une vingtaine d’intrépides, de l’eau jusqu’aux épaules, et trois fois plus de monde au sec tandis que claquait le drapeau jaune.

Si les hommes, quelles que fussent leurs occupations loin du sinistre, ne semblaient pas déboussolés par ce nuage étiré d’ouest en est, il en allait tout autrement pour les goélands frustrés de ne pouvoir prendre un peu de hauteur, condamnés qu’ils étaient à follement virevolter dans un couloir de plus en plus étroit, de moins en moins sûr à mesure que les heures passaient et que s’accentuait le reflet cuivré des vagues. Dernier bain avant la fin du monde, songeai-je au spectacle de ces familles allongées sur leurs serviettes de plage, à la vue de ces couples devisant les pieds dans l’eau, comme si tout cela ne devait pas finir un jour ; mais ce n’était plus en jours, désormais, qu’il fallait compter ce qui nous restait de temps libre à combler, temps peau de chagrin exacerbant tous les regrets, tous les remords, toutes les brûlures que l’on croyait éteintes, tous les sempiternels remuements d’âme qui nous accompagneraient, qu’on le veuille ou non, par-delà les murs de la chambre d’agonie, la chambre aux cent-mille échos jamais rassasiés, aux espoirs toujours trahis d’une main dans la nôtre, une main fraternelle où rendre, à l’instant du dernier râle, les armes d’ici-bas.

Mais ce 10 août à Marseille ne serait pas l’ultime d’un demi-siècle de vie, point d’orgue de la longue série de ceux déjà enfuis, enfouis et oubliés (combien de mes 10 août auront, à l’instar de celui-ci, survécu à l’émollience des étés passés ?) Je pouvais laisser derrière moi la plage des Catalans, ses oiseaux paniqués, ses estivants insoucieux, nous survivrions tous, goélands argentés, baigneurs et photographe, à ce mercredi des cendres où la fin d’après-midi prenait des airs de crépuscule. La remontée de la Canebière, celle-ci d’ordinaire si vivante, si animée, se fit entre chien et loup, toute volubilité évaporée. En chemin, je ne croisai que quelques silhouettes, ombres souffreteuses reniflant à qui mieux-mieux, le nez dans un mouchoir, et plissant les yeux comme sous l’effet d’une lumière trop vive. L’imminence d’un couvre-feu n’eût pas davantage accéléré leur pas. Une femme qui sortait du métro s’étant étonnée de ressentir une subite allergie au pollen, je la détrompai entre deux quintes. Humant l’air à la façon d’un animal relâché loin de son territoire, la malheureuse semblait avoir perdu tous ses repères. Sortie de chez elle par un franc soleil, elle retrouvait son quartier sous un microclimat où la chaleur de l’été le disputait à la grisaille de l’automne. Une nuit précoce était tombée sur Marseille. Quand donc prendrait-elle fin ?

Lorsque j’eus rejoint mes pénates dans le quartier des Réformés, au premier tiers d’une avenue tristounette dont l’unique attrait est un club libertin, l’on parlait d’un incendie hors de contrôle, malgré l’ampleur des moyens déployés. Les quartiers nord, que d’aucuns se réjouiraient de voir réduits en cendres, étaient à présent directement menacés. Ce soir-là, il fut impossible de dîner dehors. Entre chaque bouchée l’on aurait encore eu l’impression, tout en parlant, de mâcher quelque chose. Pris sur un coin de table, le repas se déroula dans une ambiance de veillée funèbre. Par la porte entrebâillée, un lointain relent d’écobuage venait nous chatouiller les narines. En fermant les yeux devant mon poulet au curry, j’aurais pu me croire au bord du Gange. Bénarès, novembre 1990… Sur les ghâts où l’on s’assoit, jambes immergées, pour faire un brin de toilette, les saris ondoyaient dans la fumée des bûchers ; emmaillotées de blanc, des formes oblongues, petites et grandes, patientaient sur les rondins. Bientôt, les os claqueraient, le sang bouillonnerait, et l’âme enfin délivrée s’en irait hanter quelque arbre noueux que jadis, incarnée sous les traits d’un enfant aux grands yeux noirs, elle rêvait d’escalader, faisant crépiter l’envol de cent charognards à l’affût. La boucle était bouclée, les oiseaux se gobergeraient des miettes jetées dans le fleuve, et l’enfant d’hier s’en irait voguer entre deux mondes, dispensant des signes à qui pourrait entendre et voir.

Le repas terminé, l’on aurait pu espérer que mon exaltation, la fatigue aidant, fût quelque peu retombée. Loin s’en fallait. La fièvre qui m’habitait depuis le milieu de l’après-midi n’avait pas faibli. Je sortis dans la cour. Chahutés par le vent, deux carillons feng shui tintaient, singés dans leur sarabande par des serpentins tue-mouches suspendus un peu partout. Certains oscillaient dans un arbre que mon ignorance en la matière m’interdira toujours de nommer, tandis que d’autres pendouillaient dans l’encadrement d’une porte. L’ouvrir en pleine nuit pour aller s’en griller une exposait à une surprise peu ragoûtante, et à des réminiscences de train-fantôme. L’on pouvait distinguer, provenant de l’un ou l’autre de ces rubans jaunes tachetés de noir, un bourdonnement ténu, exsangue, près d’expirer dans un ultime effort pour se désengluer. Tant de désespoir dans une tête d’épingle !

Là-haut, plus loin, au seuil redouté des quartiers nord, le mistral menait sa danse. Debout dans la cour, je scrutai le ciel. Je fus surpris de le découvrir si pur, si dégagé, alors que la nuit commençait à tomber. Où donc était passé le nuage lourd de menaces ? Où donc partie, vers quel ailleurs, l’étreinte mortelle en suspension ? Pour le savoir, il me fallait sortir de cette enclave que le soleil ne visite qu’en passant, comme sur la pointe des pieds, où les bruits de la rue ne parviennent qu’étouffés, miracle, entre deux sirènes de flics ou de pompiers, routine sonore à laquelle je ne m’habituerai jamais, puis monter jusqu’à Notre-Dame de la Garde. Quoique peu friand d’excursions balisées _ les chemins de traverse aux contours indistincts et mangés d’herbe folle auront toujours ma préférence, dût à leur entame le pas se faire plus hésitant, et le cœur battre un peu trop vite _ j’avais moi aussi, l’an passé, à l’exemple de millions d’autres, gravi la colline emblématique où le regard s’enivre de tant d’azimuts offerts. L’on s’étonnera qu’au terme de mon ascension je ne fusse resté qu’une poignée de minutes dans la partie haute de la basilique, cette « église supérieure » où l’on s’engouffre en nombre pour s’étourdir les mirettes sous les ors des coupoles, mais tout autant que la foule, m’indispose la surenchère ornementale. Petite ou grande, humble ou fameuse, je n’entre pas dans une église comme on va au musée. Un Christ mal dégrossi sur du bois de charpente, une Passion devinée en clair-obscur près d’un confessionnal, un ruissellement polychrome dans une contre-allée, qu’un nuage éteint subrepticement, je n’en demande pas davantage. Lorsque je me mis en chemin, ce 10 août 2016, les vitraux de la basilique ne devaient plus filtrer grand-chose ; à peine un brouillard de jour, un hachis de lune sur les dalles qu’aucun pas ne faisait plus résonner, les grilles étant closes depuis près de deux heures, déjà. Trop tard pour tenir ma promesse. Ce n’était que partie remise.

Oublieux de mon aptitude à me perdre en des lieux où j’aurai pourtant passé vingt fois, je dédaignai le GPS de mon smartphone. J’avais de bonnes chaussures, un enthousiasme intact, mon instinct ferait le reste. Folle présomption ! J’empruntai, dans mon périple, tout un lacis de rues où je ne me serais pas hasardé en plein jour. Au débouché de l’une d’elles me venait parfois un méchant pincement au cœur. Et si mes pieds si bien chaussés me menaient aux avant-postes des quartiers nord ? A la lisière de périls insoupçonnés ? Une voiture avançant au ralenti derrière moi, une silhouette entraperçue dans le halo tremblé d’un réverbère, voilà qui suffisait à me plonger dans un début d’effroi. Puis la voiture, m’ayant dépassé, disparaissait au prochain tournant, et la silhouette s’évanouissait sous un porche. Sortilèges. Il me semblait avoir rêvé. Bien qu’il ne fût pas encore vingt-deux heures, j’avais le sentiment de traverser une ville, sinon fantôme, tout au moins vouée au seul repos de ses habitants. Nul café d’angle un peu miteux où lâcher un dernier rire avant de s’éclipser, étranglé de solitude ; aucun commerce où troquer quelques euros contre un bout de conversation, avant la nuit ; quartier-dortoir d’immeubles moches, façades interchangeables derrière lesquelles s’imaginaient des vies endolories, tissées de petites joies et de grandes peines. Dans ce labyrinthe à ciel ouvert, un ciel sans nuages, sans étoiles, sans rien qui pût servir de repère, je me faisais l’effet d’un somnambule. Bientôt, une berline aux vitres teintées viendrait dans un murmure soyeux se positionner à ma hauteur. Un homme en descendrait, dont je ne verrais que la silhouette. Et ce serait fini.

Un trio volubile et chargé de bagages, miraculeusement croisé sur un boulevard pareil à dix autres, dissipa le maléfice qui me faisait tourner en rond. A l’unanimité, une direction me fut indiquée. Naturellement confiant envers le genre humain malgré quelques trahisons, je la suivis. Bien m’en prit. Lorsque la Vierge à l’Enfant m’apparut entre deux pâtés d’immeubles, comme en lévitation au-dessus des pins, je me sus arrivé à bon port. Restaient, pour pimenter un peu les trois-cents derniers mètres, une route en lacets chichement éclairée, puis une montée périlleuse à flanc de coteau, hors de portée d’un projecteur braqué sur un versant moins hostile. Je dus m’agripper aux branches pour ne pas dévaler la pente, modeste, certes, mais tout de même, une entorse est vite arrivée. Prudemment, sans frénésie autre qu’intérieure, j’avançais, courbé sous les résineux. Le mistral, qu’aucune construction ne jugulait plus désormais, s’époumonait dans les ramures. Encore quelques pas, puis, laissant le portail à ma gauche _ et, un peu plus haut, ce pont levis qui me donnait l’impression, renforcée par l’épaisseur des murs, vestiges de l’ancien fort, de partir à l’assaut d’une citadelle imprenable_ je traversai le chemin caillouteux qui descend en zigzags vers le sud, celui que l’on se garde de gravir à la nuit tombée, et qui offre, en journée, une vue pittoresque sur un rectangle vert où s’agitent vingt-trois points colorés à l’ombre de douze étages. Une butte assez raide, ensuite, où affleurent des rochers que l’on croirait disposés pour décourager toute approche, et un parapet, enfin, que j’enjambai sans mal. La vision d’une caméra de surveillance, et celle, bien plus préoccupante, d’un véhicule garé non loin, ne me dissuadèrent pas de m’engager sur une esplanade que clôt, à gauche, un monument à la mémoire des disparus en mer. Cet ouvrage, le surmonte une croix camarguaise de belle facture. Une croix, un cœur, une ancre ; admirable trinité dont les contours se distinguaient à peine, à cette heure, d’un fond de nuit à grand vent lavé de toute présence inopportune. Du nuage naguère étendu au-dessus de nos têtes ne subsistait pas la moindre trace, la moindre effilochure qui eût été, flottant à l’aplomb du Château d’If, comme l’arrière-garde d’une menace maintenant évanouie. Le simple fait de respirer, d’ouvrir les yeux, n’occasionnait plus aucune gêne. Tourné vers l’ouest, j’installai mon trépied. Calés contre le muret, ses trois kilos d’aluminium augmentés de ceux de mon grand-angle oscillaient sous les rafales. Dans de telles conditions, obtenir des photos à peu près nettes relevait de l’exploit. Sur l’écran LCD, le Vieux-Port tremblotait, comme pris dans un séisme, et les douze ponts du paquebot The World amarré derrière le fort Saint-Jean semblaient sur le point de chavirer. Marseille, Ville Lumière ! Lumière jaune des réverbères, bleue des pontons et du MuCEM, émeraude de certains immeubles de bureaux, et puis, surplombant toute cette farandole de bleu, de jaune et d’émeraude, à cheval sur l’horizon, l’orangé vacillant d’un feu fantasmé depuis des heures, imaginé à l’aune d’un ciel si vastement occulté qu’il était devenu comme le dernier d’une vie riche de dix-huit mille autres, un ciel sous lequel ne restait plus qu’à s’étreindre et s’embrasser à perdre haleine en attendant la fin. Mais de fin, il n’y aurait point cette nuit-là ; ni le lendemain, d’ailleurs. Pour cela, il eût fallu un spectacle un peu plus impressionnant, un peu plus grandiose, un peu plus fou que ce simple fanal suspendu entre deux ténèbres : une ligne de crête enflammée façon Guerre des mondes, celle de Spielberg, et dix-mille torches humaines dévalant la colline pour se jeter, leurs cris masqués par le ronflement du brasier, dans une mer qu’elles n’atteindraient jamais.

Arrivé seul une demi-heure plus tôt, et me félicitant de l’être, j’étais progressivement rejoint par des noctambules familiers des lieux. Une canette à la main, des rires pleins la gorge, en couple ou entre amis, ils se dispersaient sur l’esplanade dont ils semblaient connaître tous les recoins. La plupart allèrent s’asseoir face au Frioul. Au-delà de l’archipel, le regard était libre de s’inventer des évasions sans retour. Quant à mon obsession du jour, cet incendie que je voyais alternativement, dans mon viseur, presque au bord de s’éteindre et redoubler d’intensité, ce ne devait être, à leurs yeux, vu le peu de cas qu’ils en faisaient, qu’une péripétie sans importance, une allégorie pour cœurs inconstants, un simple fait-divers propre à éblouir le parigot et l’envoyer à tâtons crapahuter dans la pénombre, à cent cinquante petits mètres d’altitude. Immobile derrière mon trépied, bras nus sous le mistral, je sentais la fraîcheur me gagner. Le moment approchait où je devrais remballer mon matos, rendosser mon sac et redescendre vers le Vieux-Port, abandonnant à leur alacrité une quinzaine de silhouettes éparpillées en surplomb. Leur ramage insouciant accompagnerait un moment le déroulé précautionneux de mes pas, puis s’éteindrait peu à peu sous l’étouffoir d’une ville encore très animée. Un ultime regard vers l’ouest me convaincrait que, loin de faire rage comme je l’avais espéré, le grand incendie déployait sa dernière incandescence. Bientôt, avant même le lever du soleil, à l’heure des premiers départs en haute mer, ne subsisteraient que quelques flammes exténuées, reliques d’un flamboiement qui faisait naguère craindre le pire. Marseille la chaleureuse pourrait de nouveau respirer.

Le lendemain, après être allé au marché de Noailles, enclave haute en couleur où les boniments sonnent, pour l’habitué des grandes surfaces, comme une chanson d’autrefois, j’irai me baigner. Laissant derrière moi la grève assiégée de cris, fuyant l’écœurant patchwork des serviettes de plage, je rejoindrai la seconde rangée de bouées jaunes. Puis je la dépasserai, malgré la fatigue accumulée la veille. Que la clameur ne soit plus qu’un murmure ! Béni soit l’espace offert à mon corps en mouvement, dans l’heureux éloignement des hommes.

(Les photos prises ce jour-là sont visibles sur mon site : https://stephanebarthe.photodeck.com/-/accueil/reportages/le-grand-incendie )

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